vendredi 14 octobre 2022

Amnésie(s)

Le Sacré-Cœur classé aux monuments historiques. Une honte.

Colères. Nos prophètes de légende, sans prise sur l’événement, parvenaient jadis à sublimer le malheur passé ou à venir par l’étalement du mystère dans le temps. La (quasi-) disparition des arrière-mondes et des longues durées propres à l’Histoire – avec sa grande H tranchante! – donne aux succédanés d’ici-et-maintenant des airs d’histrions. En ravivant volontairement certaines brûlures du passé-qui-ne-passe-pas, beaucoup provoquent de saines colères: comme cette semaine. Ainsi donc, un siècle après sa consécration, la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre, dans le 18e arrondissement de la capitale, sera prochainement «protégée» au titre des monuments historiques. Une honte. Ce mardi 11 octobre, au Conseil de Paris, les élus ont donné leur feu vert pour demander à l’État d’octroyer au célèbre édifice cette reconnaissance qui lui confère le niveau de protection le plus élevé. Les lecteurs du bloc-noteur se souviennent que l’affaire était dans les «tuyaux» depuis octobre 2020, à la suite d’une décision du préfet d’Île-de-France. À l’époque, nous nous étions indignés de cette perspective. Nous y voilà. Plus rien n’arrêtera désormais la «machine administrative» en cours, en pleine méconnaissance et en tant que provocation et insulte à la mémoire des 30 000 morts de la Commune.

Camp. Érigé pour faire payer aux Parisiens leur résistance aux Prussiens puis aux versaillais, ce monument mériterait un déboulonnage en règle, une déconstruction historique conduite avec patience et intelligence. Au contraire, on lui réserve une consécration, un an après le cent cinquantième anniversaire de la Commune. Comment ne pas redire notre incompréhension? Comment rester calmes? Rappelons que cette basilique, dite du «Vœu national», avait pour objectif d’expier la «déchéance morale» provoquée par les révolutions égrenées depuis 1789, auquel vint se rajouter l’expiation de la Commune de Paris déclenchée le 18 mars 1871 sur la butte Montmartre, là où tout s’acheva dans un bain de sang. Les batailles entre historiens, toujours pas apaisées, n’y changeront rien. L’odieux «pain de sucre» de la butte ­représente tout à la fois le signe tangible de «l’ordre moral» voulu par ­l’Assemblée monarchiste élue en février 1871 et le symbole par excellence de « l’anti-Commune ». Et les autorités de la France républicaine du XXIe siècle décident de valoriser ce symbole de la division entre deux France alors diamétralement opposée. L’une ultra­catholique, antirévolutionnaire et antirépublicaine ; l’autre anticléricale et républicaine. Une sorte de clivage droite-gauche qui a perduré – et pour cause – et pousse encore aujourd’hui à choisir son camp! Non, le «consensus» évoqué çà et là par quelques âmes égarées n’existera jamais…

Stupidité. Par les temps qui courent, ce «classement» s’apparente soit à un gage donné aux forces réactionnaires, soit à une reprise en main idéologico-historique. Dans les deux cas, le procédé s’avère assez immonde, puisqu’il ressemble à une apologie du meurtre des communards. Nous savions que la droite versaillaise n’avait jamais faibli dans sa détestation de la Commune, une haine si puissante qu’elle fut toujours «pensée» et «théorisée» dans le prolongement des massacres de la «semaine sanglante». Que cette emprise conservatrice puisse se manifester à nouveau, de cette manière-là et avec cette morgue insoutenable, en dit long sur le moment que nous traversons. L’amnésie atteint des sommets de stupidité. Souvenons-nous que, le 29 novembre 2016, l’Assemblée nationale avait en effet voté une résolution «réhabilitant les communardes et communards condamné·es», demandant même que des efforts soient consentis pour «faire connaître les réalisations et les valeurs de la Commune». Et six ans plus tard? Toujours rien… Sauf la glorification du Sacré-Cœur, et par elle, celle des bourreaux. Que ce lieu de culte soit choisi pour ce déni démocratique n’est digne ni de la République, ni d’une part non négligeable du monde chrétien qui se reconnaît dans les valeurs humanistes de la Commune. La France crache sur les victimes. 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 14 octobre 2022.]

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