La Ve République a-t-elle vécu ?
Défiance. Convient-il encore de mettre une majuscule à Histoire? Et avons-nous toujours «les moyens de la grande Hache», pour reprendre la célèbre interrogation de Régis Debray? Un républicain qui tient à l’universel et agit à l’échelle du monde, se réclamant de Descartes, «penser sans peur», et de Spinoza, «vivre pour la vérité», se doit de se poser une autre question tout aussi fondamentale: la Ve République a-t-elle vécu? Parvenu à ce point de crise démocratique et institutionnelle, le peuple français regarde la vérité en face. Notre régime du monarque-élu se trouve à bout de souffle et depuis l’arrivée de Mac Macron, du haut de sa verticalité jupitérienne poussée jusqu’à la caricature, le sentiment de grave fracture entre le chef de l’État et les citoyens a connu une aggravation si inquiétante que tout retour en arrière semble impossible. La défiance croissante n’atteint plus seulement la posture de l’Élu, mais bel et bien «la» politique en général – donc, en quelque sorte, tous les élus…
Cycle. Alors que nous nous apprêtons à élire nos représentants au suffrage universel, dans une séquence électorale décisive pour l’à-venir du pays, le bloc-noteur constate amèrement que le citoyen reste le grand absent des formes politiques contemporaines. Un paradoxe, puisque ledit citoyen se réalise dans la figure de l’électeur – lui-même défini non par la démocratie, mais par la forme électorale. Autant l’admettre, nous sommes au bout d’un cycle, «celui d’une démocratie représentative pensée à la fin du XVIIIe siècle, qui ne reconnaît au citoyen que la compétence d’élire des représentants qui vont vouloir pour lui», comme l’explique le constitutionnaliste Dominique Rousseau, auteur de Six thèses pour la démocratie continue (Odile Jacob). Ce dernier ajoute: «Un autre cycle s’ouvre. Il a pour principe la compétence normative des citoyens, c’est-à-dire leur capacité d’intervenir personnellement dans la fabrication des lois et politiques publiques.»
Non-retour. Sonner le tocsin paraît bien tardif. Et pourtant, la réalité a rattrapé Mac Macron, enfermé dans son pouvoir solitaire, alors que la gravité de la crise économique et sociale touche à l’incandescence, que les inégalités se sont accentuées, marquées par l’insolence sans limites des riches bien servis par un président à leurs bottes. De toute évidence, la Constitution, l’organisation des pouvoirs publics et donc de la démocratie ne correspondent plus aux attentes ni aux exigences de solidarité, de justice et à l’aspiration croissante à un nouveau mode de développement. Nous voilà au fameux point de non-retour: ces mots rouge et noir se dégustent comme des sucreries, d’autant qu’ils aident, comme disait Gracq en 1940, à «triompher de l’angoissant par l’inouï». Cet inouï se résume en quelques mots: les Français veulent s’en mêler. Et sans forcément en avoir pleine conscience, ils aspirent à une nouvelle République sans laquelle rien – ou pas grand-chose – ne se réorganisera de fond en comble. Dominique Rousseau appelle ainsi à un changement de Constitution au cours d’un processus délibératif. Mais il prévient: «L’histoire montre qu’une assemblée constituante n’est convoquée qu’après une révolution (en 1789 et en 1848), la chute d’une dictature (au Portugal en 1974), une crise politique grave (au Chili en 2019), ou une défaite militaire (en 1870).» Ainsi propose-t-il «la création d’un comité de réflexion sur la Constitution, composé pour moitié de citoyens tirés au sort et pour moitié d’experts, ce grand débat constituant, indépendant du gouvernement, devrait durer deux ans, dans les quartiers, les entreprises, les écoles, et déboucher sur un texte soumis à référendum». À terme, comment ne pas entrevoir la fin du présidentialisme et le retour à la primauté du Parlement, maître de son ordre du jour et à qui appartiendra d’investir le premier ministre et le gouvernement? Deux choses menacent une société: le chef et l’absence de réelle représentativité. Pour l’instant, l’éclipse pose souci majeur. Elle peut même donner de vilaines tentations…
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 25 février 2022.]
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