Si la France du Tour
perd son âme, que restera-t-il bientôt de la France?Rites. Les comédies classiques traditionnelles, ancrées dans nos esprits parce qu’elles nous constituent, nous renseignent non sur notre seule naïveté mais bien sûr la force de nos attachements. À nulle autre pareille, la reprise du bloc-noteur pourrait, vue de loin, ressembler à un chemin de croix. N’exagérons rien. En revanche, reconnaissons néanmoins que les attaches habituelles, qui fonctionnent moins comme des «habitudes» que comme des «rites» symboliques ancrés dans l’art des saisons et des empreintes philosophiques, ont volé en éclats à la faveur des circonstances. Éloigné de la Fête de l’Humanité et des allégresses politiques et sociales de «la rentrée», il tente, au cul des coureurs, de traverser juillet en septembre, cherchant dans l’ombre du Tour quelques traces d’un passé lointain. Comme si la France s’affaissait cruellement. Comme si tout ce que nous avons tant aimé disparaissait peu à peu. Comme si tous nos repères se désagrégeaient, victimes à la fois des effets du Covid et, aussi, ne soyons pas naïfs, d’une évolution lente et pernicieuse. Alors que le pays semble de plus en plus colérique et/ou désabusé, la Grande Boucle, pendant ce temps-là, avance dans le mutisme et l’indifférence d’elle-même, hors du monde réel et tenant à l’écart son propre Peuple – celui qui l’a mythifiée au fil des âges. C’est comme si le Tour, après des années de dérives, se voyait dans l’obligation d’occire sa propre légende dans le but d’enfanter l’événement banalisé planétaire qu’il est bel et bien devenu et auquel nous assistons désormais en mondovision. Alors, par souci d’équilibre, nous mélancolisons. Mais si la France du Tour perd son âme, par extension, que restera-t-il bientôt de la France?
Écho. L’affaire est sérieuse et beaucoup plus grave qu’on ne l’imagine. Dans Forcenés (Fayard, 2008), l’écrivain Philippe Bordas écrivait: «Le cyclisme a survécu dans les proses de couleurs, allant à la cocarde, allant au Front popu, flânant à deux idées. Il s’y pratiquait un français non pollué, hors du temps, fiancé aux tournures acides de l’usine et du champ – un parler suspendu : la sous-parlure télévisuelle l’a dénaturé.» Et il ajoutait: « Le Tour de France comme artefact et pur spectacle d’un pays éventé, lui-même décédé, est maintenu debout – entre mers et montagnes – dans ses anachronies.» Nous y sommes. Et si le bloc-noteur et chronicœur mélancolise donc jusqu’à l’orgueil, au point de passer soit pour un passéiste, soit pour un doux rêveur aux utopies déplacées, c’est bien parce que nous sommes fiers d’être le fruit d’une construction historique et complexe, et que le Tour, comme incarnation d’une certaine idée de la France, perpétue les relais de nos mémoires et quelques idées-forces qui se perpétuent en écho, de génération en génération: le patriotisme marié à l’internationalisme, la quête de l’unité nationale, le volontarisme social, l’art populaire, le goût des Lettres et des chaises pliantes sur les bords des routes, etc.
Cran. Pourquoi cet excès de pessimisme, ici-et-maintenant? Parce que nous sortons – pour y entrer à nouveau – de six mois incertains, furieux et éprouvants, que le cœur social républicain risque d’exploser sous les assauts de l’atomisation d’une crise sans précédent, bref, que les mois qui s’annoncent peuvent virer au cauchemar… et que le Tour s’ébroue lentement vers l’automne, en restant un peu le Tour, sans vraiment être le Tour… Se rend-on compte de ce qui se passe, sous nos yeux délavés, fatigués, bientôt éteints? De quoi aurions-nous encore besoin, sinon de style et de cran, de courage et de lucidité, pour rêver encore de surnuméraire et de sentimental, de combats et d’espérances? Seuls le cynisme et l’esprit mortifère nous condamnent à la résignation. Tout cela pour dire que le Tour dans ses grandeurs nous manque – la France aussi.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 4 septembre 2020.]
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