Auschwitz. Une histoire peut-elle redonner sens à l’homme lui-même? Une fiction peut-elle sacraliser de nouveau des gestes qui, dans la nuit, ignoreraient le jour et témoigneraient de la vie contre la mort en filmant le non-filmable et en suggérant, par l’image et le son, ce qui ne saurait l’être? Allez voir le "Fils de Saul", le premier long métrage du Hongrois Laszlo Nemes, et après la projection, bouleversante et éprouvante, un flot d’interrogations philosophiques et métaphysiques vous submergera et repoussera les barrières de l’émotion jusqu’aux frontières de la compréhension. Durant près de deux heures, la caméra du réalisateur ne quitte jamais le héros, Saul, qui n’est déjà plus, lui aussi, qu’un mort-vivant. Une caméra accrochée à son regard, attachée à son corps filmé souvent de dos, liée à sa course folle dans un bain sonore qui défie sans cesse le silence de l’indicible et de la sidération. Cette caméra épouse perpétuellement les mouvements de survie de son personnage. Cette caméra filme en format carré, comme au temps du muet, un procédé sans lequel la puissance narrative se serait probablement transformée en spectacle à la Spielberg ou à la Benigni: imagine-t-on Auschwitz-Birkenau en 16/9?
Saul est membre d’un Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau, autrement dit l’un de ces juifs forcés de prendre part au processus « technique » de la Solution finale, au cœur de la zone noire de l’extermination et de l’effacement de ses preuves. L’usine de la mort ; la fin de l’humanité. D’ailleurs Saul ne regarde plus rien, ne voit plus rien, ni ces déportés qui arrivent par wagons et partent immédiatement vers le néant, ni les cadavres qu’ils doivent charrier des chambres à gaz directement dans les fours, ni les fumées qui envahissent tout, ni les cendres qu’ils immergent dans la rivière à coups de pelle. Ce que voit Saul, c’est un garçon gazé qu’il pense être son fils –et qu’importe qu’il le soit ou non. Son obsession dès lors: soustraire ce corps de la disparition programmée, essayer de l’enterrer, coûte que coûte, dans les règles de l’art. Une quête de l’absurde, au regard des masses assassinées? Pas sûr. Qui sauve un homme sauve l’humanité ; qui sauve la dignité d’un homme dans son passage de la vie à la mort sauve, peut-être, la dignité de l’humanité tout entière…
Tabou. La question majeure, primordiale pour l’avenir de la création mondiale dès qu’elle abordera le sujet, se situe sur un autre plan. Mettre en images l’irreprésentable, est-ce désormais possible? Soixante-dix ans après la libération des camps, alors que les derniers survivants disparaissent, certaines « contraintes » morales et éthiques semblent tomber subitement. Les «comment dire» et «comment montrer» s’assouplissent, bientôt pourra-t-on écrire le mot «roman» en couverture de livres traitant de la Solution finale. La bascule vient de s’opérer sous nos yeux embués, elle ne déclenche ni dispute intellectuelle ni controverse. Convient-il de s’en réjouir? Oui, probablement. Formellement, dans le "Fils de Saul", nous ne voyons jamais la mise à mort dans les chambres à gaz: stressant, rythmé visuellement par les déplacements et les gestes du héros, le film l’est aussi et d’abord par les sons glaçants, les bruit de pas et de mains qui tambourinent sur les portes et les murs, les cris d’effroi bientôt étouffés des humains asphyxiés, massacrés, le grincement des chariots, les ordres hurlés en allemand… L’oppression par le son. La question n’est donc plus de savoir comment le "Fils de Saul" évite les pièges de la représentation «spectacularisée», mais pourquoi celui-là reçoit soudainement l’autorisation de représenter ce qui jusqu’alors était considéré comme un tabou. Claude Lanzmann en personne a adoubé le film, outrepassant ses propres interdits érigés en lois absolues. Voilà pourquoi il y aura un avant et un après le Fils de Saul. Comme si l’humanité venait de se libérer des spectres d’un corpus critique de la représentation problématique de la Shoah.
Tabou. La question majeure, primordiale pour l’avenir de la création mondiale dès qu’elle abordera le sujet, se situe sur un autre plan. Mettre en images l’irreprésentable, est-ce désormais possible? Soixante-dix ans après la libération des camps, alors que les derniers survivants disparaissent, certaines « contraintes » morales et éthiques semblent tomber subitement. Les «comment dire» et «comment montrer» s’assouplissent, bientôt pourra-t-on écrire le mot «roman» en couverture de livres traitant de la Solution finale. La bascule vient de s’opérer sous nos yeux embués, elle ne déclenche ni dispute intellectuelle ni controverse. Convient-il de s’en réjouir? Oui, probablement. Formellement, dans le "Fils de Saul", nous ne voyons jamais la mise à mort dans les chambres à gaz: stressant, rythmé visuellement par les déplacements et les gestes du héros, le film l’est aussi et d’abord par les sons glaçants, les bruit de pas et de mains qui tambourinent sur les portes et les murs, les cris d’effroi bientôt étouffés des humains asphyxiés, massacrés, le grincement des chariots, les ordres hurlés en allemand… L’oppression par le son. La question n’est donc plus de savoir comment le "Fils de Saul" évite les pièges de la représentation «spectacularisée», mais pourquoi celui-là reçoit soudainement l’autorisation de représenter ce qui jusqu’alors était considéré comme un tabou. Claude Lanzmann en personne a adoubé le film, outrepassant ses propres interdits érigés en lois absolues. Voilà pourquoi il y aura un avant et un après le Fils de Saul. Comme si l’humanité venait de se libérer des spectres d’un corpus critique de la représentation problématique de la Shoah.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 13 novembre 2015.]
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