lundi 27 mai 2013

Exploité(s): le nouvel ensauvagement du capitalisme

En inventant une formidable machine à fabriquer du progrès matériel, la civilisation occidentale possède en elle, consubstantiellement, un surmoi quantitatif. Son arme, le capitalisme, qui n’a plus (ou pas) face à lui une contre-géopolitique mondiale capable de contenir son arrogance...

Bangladesh. Relisant cette semaine (pour les besoins d’un éditorial) des dizaines d’articles consacrés au drame du Rana Plaza, près de Dacca au Bangladesh, qui a fait pour l’heure plus de 1 100 victimes – la plupart des femmes, souvent mineures –, le bloc-noteur a été frappé de constater une fois encore que la matrice de la bonne conscience occidentale ne se réveillait que dans les extrémités. Quand l’horreur succède à l’ordinaire. Même si cet ordinaire-là voisine avec ce qu’il faut bien appeler de nouvelles formes d’esclavagisme… Chemin faisant, nous avons lu par exemple qu’il fallait «fermer au plus vite» ces ateliers de la sueur et, bien évidemment, boycotter tous les textiles estampillés made in Bengladesh. Idée séduisante mais tardive, non? Comme si priver du jour au lendemain de revenus des millions de familles miséreuses allait régler le problème – honteux et épineux – de la financiarisation globalisée, tout en nous redonnant, accessoirement, belle figure et baume au cœur. N’achetez plus chez Carrefour ni chez Auchan ni chez Benetton pendant, allez, un mois, et vous aurez résolu 
la dépendance du Bangladesh vis-à-vis de l’étranger en améliorant le développement et l’échange mutuel entre les peuples pour le grand bénéfice de tous… La bonne blague!

Capitalisme. Comment annihiler la sauvagerie implantée au cœur de l’humanité vendue aux marchés? En inventant une formidable machine à fabriquer du progrès matériel, la civilisation occidentale possède en elle, consubstantiellement, un surmoi quantitatif. Son arme, le capitalisme, qui n’a plus (ou pas) face à lui une contre-géopolitique mondiale capable de contenir son arrogance, a repoussé les frontières de ses capacités d’exploitation.
Après le colonialisme, voici la conquête économique mâtinée de bons sentiments et de chartes «éthiques et sociales» qui n’en portent que le nom. Preuve, l’argumentaire des grandes marques le plus couramment lu ou entendu: «Nous aidons les salariés des pays émergents à sortir de la pauvreté.» Travail, capital, consommation, domination: l’un des grands triomphes idéologiques de la société de marché est d’avoir laissé croire à une majorité de l’opinion occidentale en sa capacité à autogérer un épanouissement des désirs personnels sans limite visible. À une condition tout de même : qu’elle soit quasi totalement libérée d’un contrôle politique qui ne pourrait, cela va sans dire, qu’en brider la marche bienfaisante. Le monde étant ce qu’il est, certains acteurs de l’économie dite «réelle» en sont donc progressivement venus, eux aussi, à émettre 
les plus grandes réserves sur les mœurs de la financiarisation. «Ainsi assiste-t-on à un retournement complet de la perspective des Lumières et à une trahison radicale des fondements du libéralisme», assurait par exemple, dès 2010, Charles-Henri Filippi, ex-président d’HSBC et ancien conseiller auprès de Fabius ou Delors (lire le numéro 24-25 de la revue Médium).
Il détaillait ainsi son diagnostic: «Cette idée que la globalisation et le capitalisme de marché ont laissé progresser le hasard (et ceux qui savent s’y mouvoir) au détriment de l’organisation (et de ceux qu’elle doit protéger) est plus convaincante que celle, apparemment plus évidente, selon laquelle ils auraient banalement écrasé les frontières de tous ordres, qui segmentent l’humanité.» Puis il parvenait à une conclusion en forme de théorie, qui mérite aujourd’hui examen: «Dans ce monde, passé de l’ère de la prospection et de la création à celle de la relation et de la résonance, s’est formée une élite globale, détentrice du savoir familier des marchés, nouvelle classe dominante du monde interconnecté. Voici naître une frontière de classes d’un genre nouveau, qui se définirait non par sa classe exploitée, mais par sa classe dominante apte à s’épanouir, dans toutes les situations, les plus difficiles et les plus erratiques étant sans doute celles leur offrant le plus d’opportunités d’enrichissement.»

Masses. Depuis le drame au Bangladesh, de nombreux journaux écrivent désormais – il n’est jamais trop tard – que le libéralisme court à sa perte, que la responsabilité sociale des entreprises n’est contrôlée par personne d’autre que par les entreprises donneuses d’ordres elles-mêmes, et que derrière une étiquette attractive dans nos supermarchés ou derrière les vitrines des grands boulevards (Carrefour, Auchan, Benetton, Zara, C&A, Mango, etc.), c’est une femme, un homme, un enfant qui en paie le prix fort à l’autre bout du monde. Nos tee-shirts et nos pantalons sont tachés du sang des miséreux. Voilà
le capitalisme comme métaphore de tous les ensauvagements. De quoi plagier Paul Valéry à l’infini: «Nous avons étourdiment rendu les forces proportionnelles aux masses.» Et si les masses se servaient enfin de leurs propres forces…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 24 mai 2013.]

1 commentaire:

bonasse a dit…

JE SUIS D'ACCORD AVEC VOUS LE CAPITALISME SAUVAGE NOUS CONDUIT DANS DES CATASTROPHES ATROCES COMME CELLE DU BANGLADESH.JE VIENS DE LIRE LE LIVRE JEAN FERRAT,L'HOMME QUI NE TRICHAIT PAS,FÉLICITAIONS C'EST UN TRES BEAU LIVRE,LES PHOTOS SONT SUPERBES.UN SEUL BÉMOL,VOUS AURIEZ DÛ SOULIGNER LA CAUSE DIRECTE DE LA MORT DE CHRISTINE SEVRE ET DE JEANNOT:LE TABAC,CE POISON VIF QUI A TUÉ TANT DE VICTIMES.