Ne sommes-nous pas tous complices, tous responsables, au moins par passivité? En vingt ans, le Bangladesh s’est hissé au deuxième rang des exportateurs de textile, derrière la Chine. Comment? En attirant les grands noms de la fast fashion et du prêt-à-porter occidental – toujours favorables aux délocalisations – en pratiquant des coûts bas imbattables. À quel prix? Des salaires de misère, 0,25 euro de l’heure pour des ouvrières souvent mineures, et des conditions de travail et de sécurité dont l’indignité ne supporte aucun qualificatif. Le drame prévisible du Rana Plaza, qui a fait pour l’heure 1127 victimes – l’une des grandes catastrophes de l’histoire industrielle –, a brutalement rappelé aux bonnes consciences que la course folle à la société low cost à tous les étages pour le plus grand profit des grandes entreprises et des investisseurs sans foi ni loi avait des implications sociales chez nous mais aussi des conséquences dignes des pires atteintes aux droits humains dans les pays concernés: de la sueur, de l’esclavagisme moderne, parfois du sang.
Plus de 3000 salariés, essentiellement des femmes, étaient en effet exploités dans l’un des cinq ateliers de confection installés dans le fameux immeuble transformé en tombeau, où l’hygiène manquait, où les heures s’accumulaient sans frein, où la répression syndicale sévissait, où les issues de secours restaient closes pour introduire du travail forcé dans le mode de fonctionnement. La mort au labeur. La mort de masse. Tout ça pour quoi? Pour notre consommé-jetable quotidien… Toutes les études le montrent: les conditions de travail des ouvriers du textile au Bangladesh, issus pour la plupart des zones rurales, figurent parmi les pires au monde. Rien d’étonnant, c’est même l’exigence recherchée pour s’assurer des taux de profitabilité hors norme. Les entreprises y trouvent leur intérêt financier, font du cash dans le maelström des sous-traitants dont la traçabilité relève de l’impossible. Et les autorités locales jouent le jeu, avec un cynisme sans borne, expliquant que l’industrie du textile, soit 80% des exportations du pays, aide «au développement» des habitants, contraints par millions à accepter ce mode de survie. Quelques possédants locaux bâtissent d’ailleurs des fortunes sur ce système tout en engraissant les grandes marques occidentales: Carrefour, Auchan, Wal-Mart, Benetton, Zara, C&A, Mango, Calvin Klein, etc. Pour le Bangladesh, la dépendance vis-à-vis de l’étranger est totale. Curieuse conception de la coopération avantageuse entre les peuples, n’est-ce pas?
Pendant ce temps-là, «nos» grands groupes donneurs d’ordres, la main sur le cœur, alertent les médias et signent des chartes de bonne conduite… tout en cherchant d’autres points de chute. Pendant que les ouvriers du Bangladesh continuent de se battre pour leurs droits, il leur suffit d’un mois pour changer de fournisseur. Alors, ce sera le Cambodge, le Vietnam ou la Birmanie, qu’importe, les tarifs y sont analogues… Voilà la banale et tragique histoire du dumping planétaire, symbolisant à lui seul le monde marchand poussé aux limites de l’évolution ensauvagée du capitalisme. Résumons: l’esclavage et la mort là-bas, le chômage ici, et toujours plus de profits juteux dans les poches des capitalistes. Les négriers des temps modernes n’ont pas de visage : ils sont dans «la» finance. Un certain candidat à la présidentielle en avait plutôt bien parlé lors d’un fameux discours, au Bourget. Son ami Pascal Lamy, président de l’OMC, pourrait même lui raconter en détail comment la libéralisation totale des échanges mondiaux – en 2005 pour le textile et l’habillement – a accéléré ce processus mortifère…
[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 23 mai 2013.]
2 commentaires:
Merci pour ce très joli texte, qui replace les choses dans le cadre global.
Il était quand même temps que l'Huma publie quelque chose de conséquent sur cette tragédie du capitalisme et de l'esclavagisme moderne. Le texte de DUCOIN est excellent et fort. Merci à lui en effet.
Enregistrer un commentaire