Ridicule. Lisons le texte de présentation des personnalités proposées pour l’année 2011, signé Alain Corbin, historien et professeur émérite à la Sorbonne: «Il n’est pas facile mais il est passionnant d’établir une liste des individus dignes d’être célébrés ; c’est-à-dire de ceux dont la vie, l’œuvre, la conduite morale, les valeurs qu’ils symbolisent sont, aujourd’hui, reconnues comme remarquables.» N’était-il pas grotesque, coupable, d’envisager une «célébration nationale» de Céline placée sous l’égide de ces mots? Comment recommander à nos enfants de suivre la «conduite morale» du pamphlétaire que l’on sait? Plus grave, l’attitude et la volte-face de notre ministre de la Culture, Frédéric Mitterrand. N’avait-il donc pas lu le texte d’Alain Corbin ? Et a-t-il vraiment lu tout Céline, lui qu’il désigne comme son «écrivain préféré»? Pitoyable, M. Mitterrand osa expliquer que, la nuit précédant sa décision, il avait relu Bagatelles pour un massacre et que cela lui avait «suffi». Que ne l’avait-il fait avant! Au moins aurait-il évité le ridicule…
Ambivalence. Encore Céline? Toujours Céline? La vérité oblige: nous n’en finirons jamais avec Céline… Chacun, dans l’«authenticité intime» de son aventure littéraire personnelle, possède son propre Céline. Car la controverse actuelle ne repose pas uniquement sur les modalités d’un anniversaire (comment s’y prendre?), mais également, surtout, sur la relation que nous entretenons à une œuvre majeure beaucoup plus méconnue qu’on ne le croit. Ambivalence est le maître mot. Car derrière celui que Gide appelait le «maboul», derrière celui qui sema toute sa vie la discorde et la peste dans nos Lettres «au prix d’une notoriété de Diogène infréquentable, d’imprécateur furieux et de fabulateur», comme l’écrit l’un de ses biographes, Émile Brami, on en oublierait presque l’écrivain, l’Unique en son genre, style et noirceur confondus. Est-on capable d’avancer dialectiquement deux évidences, sans les mettre nécessairement sur un pied d’égalité? Dire: oui, Céline est génial, absolument génial ; et oui, Céline est abject, absolument abject. Sinistre et majuscule. Immense écrivain et parfait salaud. Lucide sur la cupidité du monde et aveugle sur son propre nihilisme ordurier.
Maudit. Concevoir la dualité. Sachant qu’il publia Bagatelles dès 1937 et l’École des cadavres en 1938, donc très tôt, l’antisémitisme de Céline discrédite-t-il l’homme ou l’écrivain ? Les deux ? Et que faire face au talent, à l’ingéniosité, à l’inventivité, quand ils éclatent ainsi dans tous les écrits, absolument tous – et c’est bien l’un des problèmes intellectuels insurmontables. Céline disait en 1957: «L’émotion dans le langage écrit!… le langage écrit était à sec, c’est moi qui ai redonné l’émotion au langage écrit!… (…) C’est la haine qui fait l’argot. L’argot est fait pour exprimer les sentiments vrais de la misère.» Exemple scabreux: a-t-on le droit de suggérer que les pages consacrées à la Russie dans Bagatelles figureraient probablement dans toutes les anthologies de la littérature si elles n’appartenaient pas à un livre «maudit»? Et cela doit-il pour autant nous faire oublier l’homme qui, dans les Beaux Draps, en 1941, par l’abondance de vomissures délirantes contre la «race youtre», lançait des appels au meurtre des juifs sous l’Occupation, oublier l’homme pour lequel le communisme était l’invention «la plus aboutie de la juiverie mondiale», donc «la plus dangereuse»? Nous pouvons porter une absolue et radicale admiration à certaines œuvres de l’écrivain – mais exclure l’homme des panthéons républicains relève d’un principe moral et éthique. Sauf à considérer que la littérature est plus importante que la Shoah: qui osera soutenir semblable thèse? Cette semaine, l’écrivain Michel Crépu suggérait malicieusement: «Lire Céline, le lire vraiment à fond, c’est entrer dans l’intelligence de la boîte noire d’un siècle dont nous sommes les héritiers aveugles.» La culture, la littérature, la poésie, l’art devraient être polémiques par essence, presque par fonction. Le Voyage, Mort à crédit, D’un château l’autre ou Rigodon prodiguent le feu d’un incendie esthétique et suscitent des désastres et des perditions. Brûlés nous sommes. Céline disaits: «Je ne vois dans le réel qu’une effroyable, cosmique, fastidieuse méchanceté – une pullulation de dingues rabâcheurs de haine, de menaces, de slogans énormément ennuyeux. C’est ça une décadence ?» De quelle époque et de qui parlait-il?
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 29 janvier 2011.]