Pouvoir. Cet âge d’or s’éloignant, il faudrait de la berge passivement constater non le chavirement d’une corporation (laissons-là les questions d’appartenances statutaires) mais bien la noyade d’une certaine idée : celle d’exercer un métier. Métier passionnant donc dévorant. Jusqu’à peu, les journalistes détenaient, avec quelques autres, le « privilège » mais aussi la responsabilité d’être l’un des émetteurs pouvant s’adresser directement aux citoyens. Pouvoir incroyable d’écrire, de parler, de dire, de raconter. Et cette autorité « naturelle » se discutait d’autant moins que la crise de la représentativité n’avait pas encore gangréné tous les corps républicains intermédiaires ni blessé durablement la presse écrite comme ses représentants, qui, au pays de Voltaire, d’Hugo et de Jaurès, jouissaient d’un préjugé très favorable.
Médiacratie. D’ailleurs, si ce n’est son contenu finalement peu adapté à notre temps qui réclame plutôt des révélations, des reportages, des réflexions et des débats, en somme moins d’informations déjà prémâchées par tous, la presse écrite est-elle tant que ça en accusation ? N’est-ce pas, par la confusion des genres surtout, que le malaise a grandi. Et avec lui a prospéré une interrogation majeure et récurrente qui hante tous les sondages d’opinion: «Journalistes, qui êtes-vous? Et de quels puissants vous faites-vous les portes-plumes?» Tout aussi grave, peut-être, est encore la place exorbitante prise par les médias télévisuels qui, à force de domination, ont fini par gommer les différences et les personnalités – sauf rares exceptions. Pendant ce temps-là, triomphe de la médiacratie, de l’autoréférentialité médiatique. Donc victoire (provisoire) des journalistes grisés d’être regardés, d’être écoutés, n’aspirant pour la plupart qu’à compter parmi les people qui fascinent – donc à devenir des puissants puisque le couple télévision-radio confère cette illusion.
Marchandise. Maintenant, tout est maintenant. Rapide, tout est rapide. Consommable ; jetable ; sans horizon. Passons à autre-chose ! puisqu’on nous dit que l’avant-chose est déjà dépassée, périmée, recyclée. Sous le règne de maître lapin et de Nicoléon, qui croit parler aussi vite qu’il pense et penser aussi vite qu’il parle, on voudrait nous habituer à la fatuité de paroles vides qui ne servent à rien (les siennes constituent un genre à elles seules). Seulement voilà, parfois certaines paroles restent et figurent au Panthéon des âneries philosophiques. Souvenez-vous: «L’homme n’est pas une marchandise comme les autres», disait le petit-bonhomme de Neuilly (9 novembre 2006). Pas une «marchandise comme les autres», mais une marchandise tout même. S’il est un homme, une femme, quelle marchandise est donc le journaliste ?
Internet. Réaffirmons-le : l’autorité n’est pas la puissance, elle ne doit pas sa domination à la force mais à son inscription dans un ordre symbolique. A l’heure d’internet et de la révolution informationnelle, dont on sous-estime encore l’ampleur et les conséquences, nous savons que la généralisation de l’équipement informatique, la maîtrise grandissante de cette technique par le plus grand nombre permettent déjà d’envisager, à tout niveau et en tous domaines, une consultation permanente des citoyens, eux-mêmes engloutis sous l’avalanche de sites et d’offres où se mêlent l’important et l’accessoire, le vrai et le faux. A l’extérieur du monde de l’écrit – qui reste notre matrice – le rythme s’accélère et le journalisme devient fatalement l’affaire de tous, amateurs comme professionnels. Dès lors, où se fait - et où se fera - la différence ? Et quelle différence ? Posée autrement : quelle plus-value, quelle identité propre ? L’héritage de la crédibilité suffit-il ? De même, le « plurimédia » est-il une obligation stratégique, sous peine de disparaître sous le flux continu de la médiasphère ?
31 juillet 1914, assassinat de Jean Jaurès au café du Croissant, à Paris |
Jaurès. Seule la résonance du futur dans le présent ou du très loin dans l’ici nous offre – dans de rares moments d’orgueil – la possibilité en son ampleur de nous incarner dans quelque chose de plus grand que nous. Ce quelque chose porte un nom. C’est l’Humanité selon Jaurès, l’Humanité selon nos pères, l’Humanité selon ses lecteurs, l’Humanité selon nos enfants, l’Humanité, en effet. Dans le journal de Jaurès, le journalisme n’est pas un testament mais un acte de vie chaque jour recommencé, un cri de naissance perpétuel qui renvoie au cri l’homme assassiné. En responsabilité et en conscience, ce qui est écrit dans ce journal doit être unique. Chaque fois unique, le début de l’humanité. Le journaliste est une personne.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 7 février 2009
et redonné ici à la demande de plusieurs amis qui cherchaient ce texte en vain.]
(A plus tard...)
Merci à JED de nous redonner à lire ce texte incomparable de tranquillité et d'intelligence engagée. Chapeau bas !
RépondreSupprimerLongue vie à l'HUMA.
Voilà pourquoi nous aimons "notre" journal. Pour son engagement permanent. Et aussi pour ce respect envers les lecteurs, si bien expliqué par Monsieur DUCOIN, que je félicite vivement pour ce texte d'une grande qualité philosophique. Cela nous permet de savoir qu'il y a à l'Huma des journalistes qui n'ont pas seulement du talent, mais un peu plus que ça, une réelle perception de l'importance de ce qu'il font, bref, de leur responsabilité.
RépondreSupprimerYVES T.
Franchement, c'est à partir de ce genre de réflexion qu'il faut réfléchir non seulement à l'avenir de la presse papier mais aussi à l'avenir de l'HUMANITE tout simplement. Il faut avoir cette grandeur d'analyse et d'ambition pour savoir ce que sera demain le journal de Jaurès et de tous ceux qui restent fidèles à leurs idées.
RépondreSupprimerBravo JED !!!
ANTOINE
Oui, l'huma ne trouvera son chemin qu'en se distinguant des autres, radicalement, autant par le contenu, les révélations... mais aussi l'écriture! Ce journal ne doit être ni le franzine du PCF ni le journal que les autres journalistes pourraient écrire. Sinon, c'est sa mort assurée. Nous aimons les journalistes comme Ducoin ou Leonardini, qui au moins n'écrivent pas comme leurs voisins et savent nous embarquer là ou on s'attend pas à aller. Voilà la solution. Surprendre toujours.
RépondreSupprimerTrès passionnante, cette lecture. Si tout le monde pouvait en faire autant, on y verrait souvent plus clair...
RépondreSupprimerécrire l'humanisme, écrire le rêve universel, ré-écrire toujours et encore les plus belles valeurs de fraternité et d'entraide...en tant que journaliste, en tant qu'Homme et Terrien (ne jamais perdre de vue ce qui nous fait vivre, ce que nous avons sous les pieds...) ne jamais oublier d'où l'on vient à défaut de savoir où l'on va bien qu'un idéal nous guide. Tant que l'info qui nous éclaire, qui dénonce, qui se révolte sera présente nous pourrons bousculer le système dont l'histoire des Peuples, plus que jamais aujourd'hui, montre qu'il peut vaciller à tout instant...Un grand merci aux "bons journalistes" tels que JED. PAT
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