dimanche 13 septembre 2020

« Moi, le Grand Colombier, ils m’ont privé du Peuple »

«Arrivés de Lyon, après 174,5 km, les coureurs m’ont gravi presqu’en solitaires, privés de spectateurs. Ceux qu’on appelle les ‘’frelons’’ ont essoré mon ascension. J’ai laissé gagner le Slovène Tadej Pogacar.»

Grand Colombier (Ain), envoyé spécial.

« Qui ose venir par ici? Qui êtes-vous, petits hommes, espèces de clergymen des montagnes, vous qui jetez sur la route des serments éthérés? Qui va là? Quel est ce bruit sourd et monstrueux que je perçois au loin, sur mes flancs baptismaux? Je vous entends approcher, tous souffreteux et malingres, vers ma terre pilonnée depuis le fonds des âges qu’aucun démiurge n’a jamais vaincue, sauf à en payer le prix fort? Pourquoi me réveillez-vous, pantins atroces et terribles qui vous agitez à l’aune de votre Tour de France, donc de l’humanité, roulant sous un soleil de feu dans une danse macabre et courageuse?

« Je m’appelle le Grand Colombier. Je culmine à 1501 mètres pour la route, à 1531 mètres pour l’immense croix érigée sur ma bosse sommitale. Dans votre tradition onirique, vous me classez ‘’hors catégorie’’. Vous avez raison, avec mes 17,4 kilomètres à 7,1% et mes passages à 14% dans la partie d’asphalte taillée dans la roche où l’air vient à manquer les jours de canicule. Je peux offrir une revanche aux êtres de mémoire, quand vos visages s’éblouissent, quand vos yeux scrutent, à perte d’esprit, une beauté panoramique unique en son genre. Depuis mon sommet, situé géographiquement dans le Bugey, tout au sud du massif du Jura, le point de vue à 360° y s’avère plus grandiose qu’imaginé. Vous apercevez, le lac du Bourget et les eaux bleues minérales du Rhône. Plus au loin, le Jura suisse, la chaîne du Mont Blanc, quelques pics italiens, la Vanoise, la Belledonne, et puis la Dombes et ses mille étangs, les monts du Beaujolais et du Lyonnais, le massif du Pilat, la vallée du Rhône, puis, scintillants comme des prunelles, les deux autres grands lacs alpins, Annecy et Léman. Voyez la mesure du monde dans ses grandeurs. Je n’ai qu’un équivalent: le Mont Ventoux. Les habitants du cru me vouent le même culte: ‘’Le Colombier, c’est notre Ventoux à nous.‘’ Mais sachez-le, ne dites jamais qu’ici ce sont les Alpes, sinon je vous foudroie à la moindre anfractuosité de la route qui serpente sur mes contreforts oblongs. Je suis le Géant du Jura, sa dernière montagne, donc la plus belle, la plus noble, la plus fière. Moi seule toise les Alpes de face. Je peux les défier!

« Je me souviens de vous, la toute première fois, en 2012, quand les organisateurs avaient enfin honoré qui je suis, après plus d’un siècle de mépris. Depuis, ils savent ce qu’il en coûte. Maintenant, aucune parole de marbre ne sort de leur bouche, pas une particule de grâce, pas un postillon de lumière, rien. Leur face s’inonde de stupéfaction. Le Tour de l’Ain est pourtant mon fils légitime. Et le Tour de l’Avenir, jadis, fut mon ami. Je me souviens du Soviétique Soukhoroutchenkov, en 1978, posant pied à terre dans mes rampes infernales. Vous me craignez? Vous n’avez pas tort. Vous redoutez ma dizaine de vents répertoriés selon les saisons, rasants de leurs effluves célestes mes crêtes? Votre peur m’intéresse. Elle suscite en vous un style placé sous l’égide de l’audace.

« Mais qu’entends-je? Ma cousine la Biche, du col éponyme qui ne joue qu’en première catégorie, vient de me prévenir. Les spectateurs n’ont pas obtenu l’autorisation de partir à son assaut, sauf en marchant. En pleurs, elle a regardé les coureurs escalader son ventre, ils étaient presque seuls, transformés en anachorètes au milieu de véhicules bariolés. Un virus, paraît-il. Elle a même entendu les respirations vaines de quelques échappés, Gogl, Rolland, Herrada, autant de noms à la diversité ravissante. Me fera-t-on l’affront, à moi aussi? Qui est ce préfet, ce fourbe qui a interdit à mon Peuple le plaisir de me gravir en masse? On me raconte que, la veille, à Lyon, ils étaient des dizaines de milliers sur le bord des routes. Pourquoi pas moi? Pourquoi cette insulte?

« C’est donc vrai. Je n’entends que murmures et vrombissements de moteurs. Ils ont osé. Moi, le Grand Colombier, qui déchire l’horizon à la manière d’une montée verticale dressée vers les cieux, ils m'ont escamoté en partie! Un jour, un écrivain m’a dépeint ainsi: ‘’Là-haut, étourdis par la légèreté insolite de l’air et la vision grandiose, nous restons comme stupides. Le Colombier est un dieu du Mal auquel il faut sacrifier.’’ Qu’est-ce que le mal? Et pourquoi mes lacets si esthétiques rendent fou? Néanmoins, ceux que vous avez grimpés ne m’impressionnent pas. Par l’un de mes quatre versants, celui s’élevant depuis Virieu-le-Petit, vous auriez dû vaincre des pourcentages de 24 ou 25%. A ma demande, les employés de la DDE, il y a bien longtemps, avaient triché sur la topographie des lieux pour pouvoir goudronner… 

« Par une terrible chaleur, vinrent donc se crucifier des pédaleurs fous, rendus à ce moment de la course où l’effort se charge d’un sens plus complexe. Je me suis penché pour comprendre. J’entendis la rumeur se propager. Un certain Primoz Roglic, avec sa cohorte de ‘’frelons’’, venait de ‘’tuer’’ un Colombien, un dieu dans son pays, Egan Bernal, humilié. Et puis on m’affirma que des Slovènes venaient de ‘’tuer’’ l’étape, avec Tadej Pogacar, et sans doute le Tour. Etrange profanation. On me parla des autres battus, Quintana, Martin... Ils venaient tous de m’effleurer. Si j’étais copiste, je tremperais mes doigts tordus dans l’un de vos petits pots d’encre pour vous livrer la vérité de votre enfer. Dans un avenir accessible à la pensée. »

PCC Jean-Emmanuel Ducoin

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 14 septembre 2020.]

1 commentaire:

  1. Excellent texte qui décrit si bien la colère et la tristesse des gens du "cru" et des autres fervents du Tour de France et du Grand Colombier qui vaut le détour des randonnées et du cyclisme. Félicitations.

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