samedi 12 septembre 2020

A Lyon, l’adversité vainqueur d’étape

Dans la quatorzième étape, entre Clermont-Ferrand et Lyon (194 km), victoire du Danois Soren Kragh Adersen (Sunweb). Souffrant d’une commotion cérébrale, Romain Bardet n’a pas pris le départ. Grosse polémique, après les déclarations du maire de Lyon.

Lyon (Rhône), envoyé spécial.

Curieuse ambiance d’adversité. Alors que le Tour reliait deux grandes villes françaises, de Clermont-Ferrand à Lyon (194 km), le chronicoeur avait encore le vague à l’âme et voulait soulever les haillons hideux de l’Histoire et déchirer la hiérarchie contre l’égalité, l’ordre contre la liberté. A propos de liberté, en voguant plein est, léchant du regard le parc naturel régional du Livradois-Forez, nous eûmes une pensée pour Paul de Vivie, célèbre journaliste du XIXe siècle plus connu sous le surnom de Vélocio, considéré comme le véritable créateur du cyclotourisme. A Courpière (km 38), où la bataille du maillot vert entre Sagan et Bennett reprit du volume lors du sprint intermédiaire et longtemps après, nous nous souvenions que, dans la revue Le Cycliste Forézien, le premier avril 1887, Vélocio partageait ses émotions lors de son voyage à bicyclette de Saint-Etienne à Thiers: «Ô Courpière, ville coquette, penchée sur la Dore et cachée dans les feuilles, nous te saluons! Tu nous apparais comme un de ces sites enviés qui font dire au voyageur: c’est là que je voudrais vivre, aimer et mourir. Le plus tard possible.» (1) L’homme laissa par ici une trace mémorable. Sur des machines lourdes et peu performantes, il parcourut de longues distances. En 1886, il créa l'Agence Générale Vélocipédique AGV, devenue ensuite « la gauloise », qui distribua en France la première bicyclette Rover de la marque Rudge. Précurseur en technique et en diététique, il exhorta les industriels stéphanois à se lancer dans la fabrication des cycles. L’aventure était en marche. Elle ne s’arrêta plus…

Ce 12 septembre, donc, les 158 rescapés ne comptaient pas s’arrêter dans cette étape au scénario imprévisible vers la ville des frères Lumière. Un homme manquait à l’appel. Romain Bardet, meilleure chance française pour le classement général après la chute de Thibaut Pinot dès la première étape, avait en effet annoncé son abandon la veille au soir, très tardivement. L’Auvergnat, victime d’une chute à 65 km/h dans une descente de la treizième étape, qu’il avait toutefois achevée au sommet de Puy Mary au prix d’un courage exemplaire, souffrait d’une commotion cérébrale. Pris de vomissements et après avoir passé des examens au CHU de Clermont-Ferrand, le verdict fut sans appel. «La chute a été violente, en descente, et j'ai lutté toute la journée, déclarait Bardet. Les examens médicaux ont confirmé ce que je pressentais et je ne suis pas en mesure de poursuivre la course.»

Deuxième du Tour en 2016 et troisième en 2017, Bardet quittait «son» épreuve – et sur ses terres, ironie du drame – pour la première fois de carrière alors qu’il avait participé à toutes les éditions depuis 2013. «Romain a passé un scanner cérébral qui n'a pas révélé de lésion, précisa le Dr Eric Bouvat, médecin de l'équipe française. Il est cependant nécessaire qu'il stoppe ses activités sportives. Sa date de reprise de la compétition sera définie en fonction de l'évolution.» L’anecdote cruelle retiendra que, en début de cette étape maudite, il venait de croiser sur le bord de la route son épouse Amandine et son premier enfant Angus, né pendant le confinement. Une photo noir et blanc en témoigne, prise par sa femme et postée sur les réseaux sociaux. Avec ces mots: «Tendresse infinie.» Il en aura besoin…

Ainsi le Tour de Septembre se dépeupla d’un de ses anciens héros de Juillet, ce qui rajouta de la morosité au sentiment dépressif qui parcourt tous les suiveurs depuis le coup de force des Slovènes, Primoz Roglic (Jumbo) et Tadej Pogacar (UAE), dans les rampes volcaniques de Puy Mary. Comme souvent, ce fut le Colombien Egan Bernal (Ineos), le prodige et tenant du titre, désormais relégué à une minute de Roglic, qui parla le mieux de la course et surtout de ce que nous devrions en comprendre: «Toute la journée a été très dure, j'ai perdu du temps mais je me sentais bien. J’ai regardé mes chiffres de l’étape, je n’ai presque jamais atteint ça. Cela veut dire que les autres allaient bien plus vite que moi. Je le répète, la vérité, c’est que je vais bien…» Constat accablant, lui qui, l’an dernier, triomphait partout où il posait ses roues. Puis il ajouta, et il convient de savoir lire entre les lignes: «Je n’aime pas être débordé par des doutes, ou des questions sans réponse. Je laisse faire le destin sur ce Tour, on va avancer au jour le jour tout en restant concentré sur notre objectif. Il n’y a rien de perdu.» Les Slovènes tiendront-ils ce rythme surhumain lors de la terrifiante troisième semaine qui se profile, et dès ce dimanche, avec l’ascension du majestueux mais redoutable Grand Colombier?

Nous en étions à ces énigmes existentielles quand, vers 17 heures, le long serpentin de la Grande Boucle entama la partie la plus intéressante de l’étape, autrement dit son final, avec deux bosses, la côte de la Duchère (1,4 km à 5,6%) puis la côte de la Croix-Rousse (1,4 km à 4,8%), qui offraient un profil à peu près comparable à certaines classiques comme Milan-San-Remo. Bref, vous l’avez compris, la plus grande course cycliste du monde, ce patrimoine national que nous chérissons collectivement comme un joyau, allait pénétrer dans la capitale de Gaule, fille aînée de l’épreuve puisqu’elle fut la première ville à l’accueillir, en 1903, lors de sa création, pour l’étape inaugurale Paris-Lyon. Une autre interrogation taraudait la caravane: le Tour était-il le bienvenu dans la ville?

Une polémique enfle, depuis que le maire de Lyon, Grégory Doucet, a épinglé la Grande Boucle en des termes qui ont étonné les amoureux du Tour, même les plus critiques – dont le chronicoeur. L'édile fraîchement élu a beau être un fervent défenseur du vélo, il ne se réjouit pas vraiment de voir les Forçats de la route revenir dans sa ville, sept ans après son dernier passage. Dans une interview accordée jeudi au Progrès, le nouveau maire EELV a indiqué qu’il «aurait posé des conditions dès le départ» s’il avait eu à valider le passage à Lyon de la Grande Boucle, acté bien avant les élections municipales, pour la somme de 600.000 euros. «La machine Tour de France me pose question», a-t-il poursuivi, tout en se disant conscient qu’il s’agissait d’une «fête populaire attendue par les Lyonnais et les Lyonnaises». Enfin, il a énuméré une sorte de coup de grâce en affirmant que l’événement était «machiste» et «polluant». Fermé le banc.

Tout mérite critiques et débats intenses, y compris le Tour. Que les maires écologistes, partout en France, exhortent l’épreuve à davantage de «sobriété» et encore plus d’efforts quant à son impact environnemental, n’a rien d’étonnant. C’est même légitime. En revanche, qu’ils partent en croisade contre le dernier spectacle sportif gratuit et authentiquement populaire, jusqu’à proposer son éventuel interdiction dans leurs communes, voilà qui peut surprendre et inquiéter. Trop «peuple» et «populo», le Tour? Trop «vulgaire»? Trop mélange des classes? Voire, carrément, trop de la classe des gens de peu? Signalons que, devant le tollé provoqué par les déclarations de Grégory Doucet, le président EELV de la métropole lyonnaise, Bruno Bernard, s’est empressé de louer cette épreuve «magnifique» et «populaire» qui fait partie «de notre patrimoine», appelant, bien sûr, à «plus d'éco-responsabilité». Depuis Bordeaux, le maire écologiste Pierre Hurmic a immédiatement assuré, pour sa part, que sa ville «restera candidate» à un départ ou à une arrivée d'étape dans les années à venir. De son côté, le directeur de l’épreuve, Christian Prud'homme, a simplement expliqué depuis son lieu de confinement que le Tour n'ira pas «où il n'est pas souhaité», bien qu'il ait «vocation à aller partout à la rencontre de son public».

D’autant que, côté environnement, le Tour ne lésine plus. Une vraie liste à la Prévert : cette année, 100.000 sacs poubelle en matière 100% recyclée seront distribués sur les routes ; au moins 50% des déchets seront recyclés ; 63 zones de collecte de déchets réservées aux coureurs seront installées ; neuf «coordinateurs environnement» sont dans la caravane ; pour la première fois, les 29 véhicules de l’organisation sont hybrides, et des voitures 100% électriques circulent également. N’oublions pas, aussi, que les organisateurs ont signé toutes sortes de chartes, de «Le Tour s’engage» à «C’est mon Tour, je trie» et, comme 50 grands événements sportifs, la «Charte des 15 engagements écoresponsables», sous l’égide du ministère des Sports et de WWF France.

Reste l’aspect «machiste» du Tour, qui mériterait qu’on s’y attarde longuement, tant l’univers du cyclisme a muté ces dernières années – dieu merci. Mais passons. Laissons plutôt la parole aux femmes elles-mêmes, puisque l’association française des coureures cyclistes (AFCC) a désapprouvé «fermement», ce 12 septembre, les propos du maire de Lyon. L'association, coprésidée par Marion Clignet et Elisabeth Chevanne-Brunel, a exprimé son soutien à ASO qui organise «des épreuves internationales féminines de haute qualité comme la Flèche wallonne ou encore La Course by le Tour». Avant de préciser: «Malgré cette difficile période de confinement, ASO a annoncé à la presse la création d'un Paris-Roubaix féminin le 25 octobre 2020, une grande première dans l'histoire du cyclisme féminin, ainsi que la reprise d'un Tour de France féminin en 2022.»

Quelquefois, les faits donnent l’impression de terrasser certains propos, emportés comme un toit de tôle par un orage de fin d’été. Mais c’était grand beau sur la ligne d’arrivée, où avait d’ailleurs pris place Grégory Doucet, qui assista – comme le Peuple du Tour, venu en masse dans Lyon – à un final endiablé. Alors que, depuis au moins quatre-vingt bornes, l’équipe de Sagan (Bora) avait éliminé Bennett (Quick-Step) de la course aux points, nous guettâmes avec attention le franchissement des ultimes bosses, la Duchère et la Croix-Rousse, placée à 4,5 kilomètres du but, dans laquelle Julian Alaphilippe tenta l’escapade. En vain. Contre toute attente, ce fut le Danois Soren Kragh Adersen (Sunweb) qui s’extirpa dans Caluire et vint chercher la victoire, en solitaire.

Le chronicoeur eut alors une pauvre pensée. Dans une telle ambiance d’adversité, les choses perdent leur nom. Parfois, elles s’éloignent de nous.

(1) Merci au député communiste André Chassaigne pour cette belle référence.

[ARTICLE publié sur Humanite.fr, 12 septembre 2020.]

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