mardi 15 septembre 2020

L’hydre slovène, toute une montagne !

Dans la seizième étape, entre La Tour-du-Pin et Villard-de-Lans (164 km), victoire de l’Allemand Lennard Kämna (Bora). L’hyper puissance des Jumbo et de Roglic continuent d’inquiéter. Le duo homogène qu’il constitue avec Pogacar laisse songeur…

Villard-de-Lans (Isère), envoyé spécial.

L’entrée dans les Alpes offre en général les faveurs du monde aux hommes sans chair qu’attirent les élévations supérieures, quand d’ordinaire l’art de grimper éveille les corps comme une écriture organique. Tout nous parut pourtant hors cadre, entre La Tour-du-Pin et Villard-de-Lans (164 km), premier volet d'un triptyque montagneux, dont le point extrême se déroulera mercredi, en un moment de vérité ultime, dans le brutal et déroutant col de la Loze, au-dessus de Méribel. A priori, les cinq pentes du jour, peu sévères ni très longues malgré le col de Porte (7,4 km à 6,8%, cat. 2) et la montée de Saint-Nizier-du-Moucherotte (11,1 km à 6,5%, cat. 1), ne devaient pas susciter d’esprit de vengeance entre les favoris. Mais avec ce Tour étrange, soumis au rouleau compresseur des « frelons » de Jumbo, nous ne savions plus…

Par une chaleur terrible (jusqu’à 36 degrés) et sous la direction de Christian Prudhomme, de retour dans la voiture numéro 1 après sa période de quarantaine, l’intégralité des 156 rescapés prirent donc la route des cimes alpestres. Plutôt heureux d’être encore vivants: tous passèrent en effet l’épreuve inquiétante des tests Covid-19. Aucun «positif» dans le peloton, ni dans les staffs. L’épreuve ralliera Paris. Mais dans quel état? Car si de «positif» il n’y eut point, une lecture en «négatif» des circonstances de course permet de passer au révélateur bien des non-dits. Le chronicoeur pourrait même citer le manager d’une formation française, plus désabusé qu’enthousiaste avant de pénétrer dans les Alpes: «On se croyait débarrassés de la machine Ineos avec l’absence de Froome et Thomas. Mais les Jumbo, c’est presque pire, ils écrasent tout et ne laissent aucune miette, c’est à désespérer. Et en plus, ils donnent l’impression d’en avoir encore sous la pédale.»

Le voilà, le sujet capital. Au point que, ces derniers jours, plusieurs confrères osent enfin l’aborder. Entre les lignes. Même l’Equipe admet que l’édition «semble plus rapide que jamais», évoque «une impression visuelle», des «records d’ascensions battus», des attaques de favoris qui «se raréfient» et, au final, des «coureurs qui paraissent épuisés». Pour tenter d’expliquer le phénomène, de nombreux acteurs convoquent l’épidémie et le confinement pour justifier ce qu’ils appellent «une préparation idéale», une sorte de régénération des organismes. D’autres, comme le Suisse Sébastien Reichenbach (FDJ), racontent: «C’est le premier grand Tour de l’année, on a tous très peu de courses dans les jambes, toutes les équipes ont mis leurs meilleurs coureurs et ça donne ça.» Pour justifier cette argumentation du «tout pour le Tour, tous sur le Tour», ce qui reste une réalité objective, notons que, à l’exception notable d’Egan Bernal, tous les grands prétendants au général – qui n’ont pas été pris dans des chutes et diminués physiquement – sont au rendez-vous. Comme si les pics de forme se réveillaient en même temps.

Nous en étions là, dans la traversée de la Chartreuse, puis de la résistante du Vercors, alors qu’une jolie troupe d’échappés pointait aux avant-postes (Rolland, Barguil, Kämna, Carapaz, Reichenbach, Alaphilippe, Kamna, Roche, Trentin, Amador, Pacher, etc.). Ce qui ne nous empêcha pas d’avoir une pensée émue pour David Gaudu (FDJ), qui venait d’abandonner, perclus de douleurs. Le lieutenant de Pinot disait, lundi encore: «Physiquement, ça roule beaucoup trop vite pour nous, il n’y a rien à faire.» L’usage du « nous » n’a rien d’innocent. Ce «nous» signifiant, qui renvoie aux années noires et au cyclisme «à deux vitesses» des temps maudits? Bien sûr, Primoz Roglic et toute sa bande de Jumbo Jet attirent les regards. D’ailleurs nommons-les, ces «équipiers», et allez voir par curiosité leur pedigree: Tom Dumoulin, Sepp Kuss, Wout Van Aert, George Bennett, Robert Gesink, Tony Martin, Amund Jansen. L’équipe néerlandaise ne s’est pas inspirée des Sky de la grande époque pour rien…

«Mais il n’y a pas que les Jumbo, réplique un spécialiste. Regardez Pogacar, c’est lui et pas Roglic qui a développé une puissance phénoménale dans le col de Peyresourde, 467 watts étalon.» Difficile de s’y retrouver, d’autant que le Slovène Tadej Pogacar, 21 ans seulement, ne dispose pas avec le team Emirates (UAD) d’une armada comparable à celle de Roglic – qui ne se lasse ni du maillot jaune ni des victoires d’étapes. Du coup, sur qui se concentrent vraiment nos interrogations circonspectes? Sur les seuls Jumbo, dont l’hyper puissance inquiètent ceux qui ont l’habitude? Ou sur l’hydre slovène, dont l’homogénéité laisse plus que songeur?

Face à ce spectre de feuilleton pour passionnés qui propage de nouveau des ondes de doutes, le chronicoeur en vint à se réjouir d’assister – temporairement – à une espèce de justice immanente. Placés que nous sommes sous l’égide de la chape de plomb, il était écrit que le vainqueur du jour se trouverait parmi les échappés. Comme pour relâcher la tension, détourner les yeux... A l’arrière, à plus de seize minutes, les Jumbo au grand complet ajournèrent leur domination et se contentèrent de battre le rythme en tête du peloton, duquel disparut Bernal. A l’avant, les Français Pacher, Rolland, puis Alaphilippe échouèrent dans leurs tentatives, et ce fut l’Allemand Lennard Kämna (Bora) qui emporta, en solitaire, une victoire de prestige. Juste une parenthèse, que nous voulûmes partager au centuple. Au sens sacrificiel et stupide de l’idée.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 16 septembre 2020.]

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