mercredi 16 septembre 2020

Le col de la Loze, montagne déjà mythique

Dans la dix-septième étape, entre Grenoble et Méribel (170 km), victoire du Colombien Miguel Angel Lopez (Astana). Roglic repend 17 secondes à Pogacar. Le Tour arrivait au sommet d’un col inédit, un sanctuaire en enfer appelé à devenir un « classique ».

Méribel, col de la Loze (Savoie), envoyé spécial.

Et sous les décombres d’une pente inédite et atypique, un spectacle ahurissant. De la survie pure, du chacun pour soi. Ce moment de transe stricte durant lequel les phrases se perdent en elles-mêmes et ne rendent qu’imparfaitement la traduction littérale de la réalité. Une grande danse macabre en enfer. Les rayons de soleil traversaient brusquement leur nuit, mais nul sourire ne venait éclore sur leurs faces de spectres, aucune lueur bienfaisante n’étincelait leurs corps placés sous l’égide de la souffrance extrême, rien, vraiment rien pour les aider, sauf nos regards ébahis de les voir accomplir un ultime devoir comme on prend le dernier rhum avant l’échafaud. Il était 17 heures, quand tout se figea, entre tremblement du temps et séisme cycliste.

Les 152 rescapés, partis de Grenoble, avaient déjà mangé le majestueux col de la Madeleine (17,1 km à 8,4%, 2000 m, HC), avalé l’ascension vers Méribel, puis, tout d’un coup, sortant de la station de ski, un autre monde s’offrit à eux, comme une effraction stupéfiante digne des Pionniers de la Petite Reine. Devant leurs yeux, le mont Blanc, l’immaculé des cimes et l’entr’aperçu d’un espace réservé aux hommes sans chair. Mais sur la route, les anfractuosités du col de la Loze, aussi terrifiant qu’annoncé (21,5 km à 7,8%, 2304 m, HC), bande de goudron serpentant dans les alpages, avec sur sa toute fin une succession de murs dépassant les 20%, 24%... Déjà mythique.

Par un sortilège effarant, les images devinrent aussitôt nos souvenirs. Miracle du Tour en sa mémoire universelle. «Prototype du col du XXIe siècle» selon Christian Prudhomme, qui admet n’avoir «jamais proposé une telle ascension», La Loze naquit au printemps 2019 de la volonté de deux stations, Méribel et Courchevel, de bitumer une partie de leurs pistes de ski pour les rendre accessibles aux cyclistes de tous horizons. «A 2 kilomètres de l’arrivée, il y a un virage où on a l’impression que la ligne est juste au-dessus sauf que c’est un calvaire pour y parvenir, c’est quelque chose d’hors norme», avait prévenu Thierry Gouvenou, directeur technique de l’épreuve. De la haute, très haute montagne. Le toit du Tour cette année, là où l’oxygène se raréfie et où, telle une proposition vraie, devaient se démasquer ceux qui aspiraient à surgir d’une claire définition. Une mise à nue totale, l’endroit d’une vérité dictatoriale. Une machine indécente qui défiait la gravité et broyait les organismes, les esprits.

Dans ces lacets d’une splendeur ensauvagée, qui hésitèrent longtemps entre une chaleur étouffante et des orages sacrificiels, nous vîmes ce que l’expression «tourmente physique et psychologique» peut signifier quand elle s’applique à nos Forçats. Ce qu’il restait du peloton, démantelé dès La Madeleine et dans les contreforts de Méribel, ne ressemblait qu’à des lambeaux éparpillés. L’échappée du jour paraissait condamnée (Carapaz, Izagirre, Alaphilippe). Peu avant, quand nous traversâmes Notre-Dame-de-Briançon, à La Léchère (km 132,5), patrie natale d’Ambroise Croizat, nous pensâmes très fort à l’une des phrases célèbres du ministre communiste des travailleurs, bâtisseur de la plus belle conquête de la dignité, la Sécurité sociale: «Désormais, nous en finirons avec l’inquiétude du lendemain et nous mettrons l’homme à l’abri du besoin.» (1)

Mais en ce jour d’Histoire et de Légende, qui avait vu l’abandon d’Egan Bernal avant même le départ, l’inquiétude se vécut au présent. De quoi rehausser le récit, et pas seulement parce que la topographie cycliste s’avérait imaginative. Lorsque l’asphalte se braqua, très exactement dans les six derniers kilomètres, devenant une chaussée étroite et himalayesque balayée par les vents, le changement de rythme fut d’une brutalité inouïe. A cet instant, la montagne infernale sut des coureurs des choses qu’ils ignoraient d’eux-mêmes. Nous oubliâmes tout. Que les Bahrain de l’Espagnol Mikel Landa assurèrent l’essentiel du travail dans le groupe maillot jaune, que les «frelons» de Jumbo prirent à peine le relais en violence, que l’Equatorien Richard Carapaz fit de la résistance jusqu’à trois bornes du but, que beaucoup sautèrent les uns après les autres (Martin, Uran, Landa, Yates, Porte). Enfin, sur cette tôle ondulée en altitude prodigieuse de beauté, le Colombien Miguel Angel Lopez (Astana) écrasa les pédales et s’envola vers une victoire prestigieuse. Primoz Roglic tenta de boucher l’écart, entraînant son jeune compatriote Slovène, Tadej Pogacar, dans un duel à la pédale, de visu, à courte distance et quasiment à l’arrêt, se livrant l’un et l’autre aux tortures les plus hachées de leurs efforts, presque vaincus par le monstre. Ils devinrent heurts et douleurs. Le juge de paix rendit sa sentence: Roglic reprit 17 secondes à son dauphin.

Le chronicoeur ouvrit alors le grand livre des Illustres et l’enrichit d’un chapitre. Jadis, nous convoquions le Galibier, l’Izoard et le Tourmalet comme traces oniriques de la tragédie classique. Rajoutons le col de La Loze et anticipons son épique destinée pour les générations futures, pour lesquelles il deviendra l’un des sanctuaires cyclistes majuscules. L’écrivain Philippe Delerm a raison: «Le Tour fait seulement semblant de dépendre de ses champions. C'est lui qui crée les mythologies. Il est sans doute la seule épreuve sportive à dominer ceux qui l'incarnent.»

(1) Dans un mois, la France fêtera les 75 ans de la Sécurité sociale, créée en octobre 1945.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 17 septembre 2020.]

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