jeudi 9 juillet 2015

Tour: la Somme de mélancolies et de requiem

Au terme d’une cinquième étape pluvieuse, mercredi 8 juillet, entre Arras et Amiens (189,5 km), l’Allemand André Greipel remporte le premier sprint massif du Tour. Le Français Nasser Bouhani abandonne sur chute, avant même de voir l'Historial de la Grande Guerre de Péronne.

Amiens (Nord), envoyé spécial.
En mélancolie cycliste, les jours de pluie et d’impression de froidure s’offrent aux méditations dignes d’un requiem. Hier matin, à Arras, avant de filer vers Amiens pour une étape plate comme le Pas-de-Calais et la Somme réunis (189,5 km), les suiveurs ont découvert un ciel si bas et si relâché qu’ils se sont demandé si les dieux du vélo n’avaient pas été exclus dans la nuit pour fait avéré de tricherie. A force de nous habituer à la canicule, la chute des températures étaient telles, environ treize degrés, qu’il devenait presque difficile de se projeter vers l’avenir. Les questions ne manquent pourtant pas, afin d’y voir plus clair sur le caractère de cette édition 2015.

Première question. Qui, dans les jours qui viennent et surtout à partir des Pyrénées, créera un style sous l’égide de la domination active ou passive? Sera-ce vraiment Froome? Nibali? Contador? Quintana? Deuxième question. Un quasi inconnu parviendra-t-il à leur voler la vedette? Uran? Mollema? Van Garderen? Troisième question. Un Français empruntera-t-il les pas de la légende, trente ans après la dernière victoire d’un Français, Bernard Hinault? Autant le reconnaître, les premiers jours ont laissé un goût ferreux dans la bouche des supporters tricolores. Sachant que Pierre Rolland et Thibault Pinot ont pratiquement perdu tout espoir de podium – classés respectivement à plus de dix et six minutes! –, sachant que Romain Bardet et Jean-Christophe Péraud ont déjà montré des limites à la hauteur des premières souffrances endurées, il semble que seul Warren Barguil, le petit coq de l’équipe allemande Giant-Alpecin, soit en mesure de se hisser au-delà de ses propres rêves. Ce gamin de 24 ans brille en montagne, dans les bordures et même sur les pavés. En le voyant si constant, certains montrent des yeux plein d’éclats chromés d’espoir. Et pourquoi pas.
 
Après réquisition de pulls et de k-way, c’est donc sous une ondée vivifiante que les 191 rescapés ont quitté la ville de Robespierre, sans se retourner et sans même savoir qu’eux aussi auraient grand besoin d’une révolution pour devenir pleinement ce qu’ils devraient être. Passons. Jacques Goddet disait que le Tour était «un monde en marche avec l'étonnant enchevêtrement de toutes ses composantes, ses drames et ses rires, ses triomphes et ses catastrophes». Et il ajoutait cette phrase à valeur magique, qui a longtemps hanté le chronicoeur: «Le coureur du Tour est un être fabuleux.» Surtout quand il cristallise la détresse. Le sprinter de Cofidis, Nasser Bouhani, ne nous démentira pas. Physiquement entamé depuis sa culbute spectaculaire lors des Championnats de France, le cycliste français le mieux payé du peloton (1,3 millions d’euros) a de nouveau tâté du bitume, hier après seize kilomètres sur un sol détrempé, embarqué par l’une des très nombreuses chutes collectives. Fatale pour lui. Ambulance, abandon. Le sort s’acharne décidément, de quoi se sentir atteint de paraphrénie. Le matin même au village-départ, il affirmait que les douleurs qu’il ressentait depuis dix jours s’estompaient enfin, «mais pas encore à 100%».
 
Nasser Bouhani n’aura donc pas participé au premier sprint massif depuis le départ – il en était l’un des favoris –, remporté par l’Allemand André Greipel, porteur du maillot vert. Il n’aura pas participé, non plus, à la célébration de la Somme comme lieu mémoriel. Si le Tour s’enorgueillit de sa fièvre romantique, il a aussi des souvenirs et n’hésite jamais à la procession historique monumentale. Comme l’an dernier, il a de nouveau honoré la figure en martyr des combattants de 1914-1918, pionniers d’un siècle de plomb, d’autant que les Géants de la route ne furent pas épargnés par ces chemins des drames. Ils payèrent même un lourd tribut, par le sang et la mort. Comme François Faber, Octave Lapize, Lucien Petit-Breton… et tant d’autres héros de la Petite Reine, ensevelis par le monstre froid de l’inhumanité.

Les coureurs de 2015 ont ainsi suivi la ligne de front de cette Somme martelée à l’acier lourd, ces labours qui ourlent une terre riche, parsemée de bois et de prés moutonnants sous le ciel lourd, qui fut le théâtre d’une des plus épouvantables batailles de l’histoire et de terrifiants carnages, dont il n’est pas sûr que les coureurs connaissent l’existence. Près de 450.000 soldats ont péri ici. Alors croyez-le: quand le peloton est passé devant l'Historial de la Grande Guerre de Péronne (km 99,5), par-delà les brumes et l’épaisseur du temps, c’était comme si le refus de l’oubli valait toutes les mélancolies, tous les requiem.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 9 juillet 2015.]

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