vendredi 10 juillet 2015

Au Havre, le Tour a la fête qui tourne

Le Tchèque Zdenek Stybar remporte au sprint la sixième étape, jeudi 9 juillet, marquée par la chute du maillot jaune Tony Martin. Il franchira, grimaçant de douleur, l’arrivée au Havre, ville classée au patrimoine mondial de l’Unesco.
 
Les falaises d'Etretat.
Le Havre (Seine-Maritime), 
envoyé spécial.
«Pour le Tour de France, j’ai la fête qui tourne.» La force d’une formule symbolique comme lien sacré de la généalogie des mots accolés au vélo tient parfois du mystère. Ou du génie. C’était au kilomètre 160 de l’étape, à l’instant même où l’avant-garde du peloton allait entamer la côte du Tilleul, que le chronicœur, allez savoir pourquoi, repensa à ces mots d’Antoine Blondin (1) comme réponse aux interrogations d’un jour de juillet. Un œil sur le road-book, l’autre sur le paysage maritime qui déchirait l’horizon, cheveux au vent, nous revisitions la Côte normande dans sa sauvagerie ensorceleuse, si belle dans sa découpe façonnée par le lent travail des marées tempétueuses. De Dieppe au Havre, sur plus de cent vingt bornes, Blondin aurait adoré lécher la Manche du regard et juger à l’aune des coups de pédale la force d’une filiation de coureurs.
 
Dans Étretat, merveille des merveilles avec ses célébrissimes falaises aux allures de tyrannosaures sortis du ventre de la mer, une foule considérable avait investi les lieux que les touristes du monde entier veulent contempler une fois dans leur vie. Un véritable mur de Normands festifs, venus dire leur amour du pays de Caux, de la Seine-Maritime chère à Jacques Anquetil, des fermes et des bocages, dans une ambiance gustative composée de cidre aux teintes cuivrées et de fromages aux saveurs de labours. La nostalgie, ici, reste la mère nourricière du peuple du vélo. Avant guerre, la première étape du Tour ressemblait fréquemment à une longue équipée entre Paris et Le Havre. Ottavio Bottecchia s’y révéla en 1923, avant de remporter l’épreuve en 1924 et 1925. Plus récemment, en 1991, beaucoup se souviennent d’avoir vu passer en solitaire un certain Thierry Marie – «un Bas-Normand celui-là, mais un Normand quand même…» – et venir triompher au terme d’une échappée mémorable. Tant d’autres souvenirs que rien n’épuise.
 
Le Havre, rue de Paris.
Il était donc un peu plus de 17 heures quand les coureurs version 2015 laissèrent derrière eux Étretat-l’enamourachée pour filer face au vent vers Le Havre. Trois échappés, Teklehaimanot, Van Bilsen et le Français d’Europcar, Quemeneur, tous montrant une mollesse dans la voussure de leurs épaules, vivaient leurs dernières illusions sous le soleil. En pénétrant à vive allure dans Le Havre, où fut tourné Quai des Brumes de Marcel Carné et, plus récemment, 36 Témoins, de Lucas Belvaux, les coureurs n’eurent pas le temps d’apprécier à sa juste mesure la philosophie de l’architecture érigée par Auguste Perret dans les années 1950. Le Havre, presque entièrement détruit durant la Seconde Guerre mondiale et géré par les communistes jusqu’en 1995, a laissé à la France un centre-ville devenu patrimoine mondial de l’Unesco. Sa rue de Paris, aux arcades taillées dans une flamboyante rectiligne, sur le modèle de la rue de Rivoli, à Paris. Son église Saint-Joseph, chef-d’œuvre du XXe siècle, avec sa tour de 110 mètres, splendeur d’abstraction lyrique, sublimée par la lumière extérieure aux nuances mordorées, qui réunit cœur et nef dans un même esprit d’humanité réconciliée et installa durablement le renouveau de l’art sacré en une époque de reconstruction massive. Il fallut du temps et un changement de perception pour chasser les premières impressions et réhabiliter Perret, ses immeubles en béton armé, roides, rationnels, classiques, pour qu’enfin cette radicalité trouve des yeux pour voir et des esprits pour dire la jubilation des façades nervurées.
 
L’arrivée, jugée peu après le sommet d’une bosse de 850 mètres à 7%, au niveau de l’ancien fort militaire de Tourneville, fut le théâtre d’une mini-chute collective assez surréaliste, provoquée par le maillot jaune lui-même, l’Allemand Tony Martin, ce qui déstructura le sprint, remporté par le Tchèque Zdenek Stybar, légèrement détaché. Martin, en souffrance et se tenant l’épaule comme pour signifier la fêlure probable, parvint à franchir la ligne d’arrivée, soutenu par plusieurs de ses coéquipiers. À ce stade, le cyclisme n’était alors qu’un brouillon, l’emphase du drame non préméditée. Ce fut là, que le chronicœur chercha des raisons d’incarnation paroxystique au mariage de la plume et du vélo. Tony Martin ne dirait pas le contraire, s’il lisait Blondin: «Dans cet univers plein de bruit et de fureur, c’est le bruit des uns qui provoque la fureur des autres.» Tout Havrais sait que les bouteilles jetées à la mer ne ramènent jamais de réponse.
 
(1) Lire absolument Antoine Blondin, 
la légende du Tour (éditions du Rocher), 
par Jacques Augendre, Jean Cormier 
et Symbad de Lassus, le petit-fils de l’auteur d’Un singe en hiver.
 
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 10 juillet 2015.]

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire