mercredi 8 juillet 2015

Tour : les souffrances tiennent le haut du pavé

A l’issue d’une étape aux parfums de Paris-Roubaix, disputée mardi 7 juillet entre Seraing et Cambrai (223,5 km), l’Allemand Tony Martin gagne l’étape et prend le maillot jaune. Thibaut Pinot a encore perdu trois minutes…

Cambrai (Nord), envoyé spécial.
Un ciel crémeux, faussement velouté, menaçant à tout instant de se charger de plomb. Un soupçon de vent que la lourdeur des terres meubles accompagne d’exhalaisons fugaces. Une ambiance de kermesse dispendieuse en cris d’amour, celui du peuple à l’heure de la bière, pour que la tenaille des souffrances à endurer enserre aussi les coureurs de la nécessité de la contemplation… C’était un jour peu ordinaire, en vérité, une traversée d’est en ouest pour la plus longue étape de cette édition, 223,5 kilomètres entre Seraing et Cambrai, avec comme fétiche une phrase qui a tourné en boucle dans nos véhicules, une phrase insignifiante en apparence mais qui s’apparente à un mauvais rite et gonfle d’orgueil le suiveur dans sa singularité: «Ca y est, nous sommes entrés en France!», l’air de suggérer sans vraiment oser le dire qu’il était temps.


Au kilomètre 140, les coureurs ont donc pénétré sur le territoire national. Au moins le cœur accompagnait cette procession traditionnelle, lorsque le Tour s’élance depuis l’étranger. Mélancolie historique autant que géographique, chaque Juillet recommencé condescend à cette francité insolente propre à la Grande Boucle, forte de l’exemplarité de ses coutumes. Le chronicoeur hélas n’échappe pas à la règle du genre. Ajoutons qu’il y avait dans l’air aussi ce petit rien qui encadrait la scène d’ambiance. Résumons-le d’un mot: grandiose. Oui, quelque chose de grandiose. Et d’électrique.

Depuis le départ des Pays-Bas, entre chutes et bourrasques, la course, taillée pour les élégiaques, ne ressemble décidément à aucune autre. A peine les coureurs avaient-ils séché de la tempête des polders néerlandais, tout là-bas au fin fond du grand Nord qu’Eole rend fou, à peine s’étaient-ils remis de la chute monumentale de lundi avant d’époumoner leurs dernières forces mentales dans le mur de Huy (1), qu’ils se trouvaient déjà à portée de vue de ce qu’il y a de sacré dans l’art cycliste versifié: les pavés de Paris Roubaix. Ces chemins hors d’âge placés juste derrière les corons, là où, dans les sillages coagulés, peuvent se briser les os et les réputations cyclistes.

Il était 16h30 à l’horloge française, une fine pluie venait de s’inviter, quand l’avant-garde du peloton pénétra à folle allure dans l’un des sept secteurs, celui d’Astres à Famars, à 46 kilomètres du but. La sente pavée s’enfonçait étroite et profonde dans la terre des collines, sillon bordé de talus herbeux. Ca sentait l’accident, l’imminence du drame qui pouvait éclater à tout moment sous les roues brinquebalées. Les secteurs s’enchaînèrent à un rythme de dingue, sous l’impulsion de l’équipe Astana de Vincenzo Nibali, qui voulait refaire le coup de 2014, bien protégé par son équipier Lars Boom, nullement handicapé par son taux de cortisol effondré. Le gros de la troupe se disloqua. Pas les principaux favoris (Froome, Quintana, Contador, etc.). Sauf Pierre Rolland, largué physiquement. Et Thibault Pinot, victime d’une crevaison au pire moment, à vingt bornes de l’arrivée. C’était pitié de le voir seul face à sa détresse, à l’arrêt, dans l’attente d’être dépanné. Encore plus de trois minutes de passifs pour les deux Français. Désolation.

Dans les rue de Cambrai, alors qu’un mini peloton d’une trentaine de coureurs voulait se disputer la victoire, l’Allemand Tony Martin s’extirpa à trois kilomètres et fit coup double : étape et maillot jaune. Sur la ligne d’arrivée, au terme d’un exercice hors norme, même pour le Tour, les corps des herculéens pédalant ne ressemblaient plus qu’à des chiffons de papier mâché, tout froissés d’avoir traversé un mini enfer. Leurs jambes ravinées par la poussière accumulée sur le gras des pommades semblaient encore trembler, comme ces moteurs à peine éteints qui tentent péniblement de retrouver une température ordinaire. Même Tony Martin, tout à sa joie, savait secrètement que son corps n’a pas toujours été pour lui qu’une sourde et silencieuse faculté à produire de l’ordre et de la performance. Il ne fallait rien manquer de l’apparition de ces rescapés d’un jour, regards un peu perdus, muscles durcis par l’effort. Dans leurs repoussements intimes, certains s’exprimaient modérément, comme ces travailleurs renfrognés qui grommellent à la maison après une journée de boulot, abruti par les cadences infernales, le bruit et la fureur. Nous y percevions comme une sorte de conscience muette. Le Tour semble bel et bien s’enfoncer chaque jour un peu plus dans les profondeurs de la souffrance. Des profondeurs où s’enracinent, quelquefois, les liens d’admiration.
 
(1) Six coureurs, dont le Suisse Fabian Cancellara, ont quand même abandonné en raison de leurs blessures.  

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 8 juillet 2015.] 

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