jeudi 4 juin 2015

Patrick, Jean-Emmanuel, Bernard et le Hareng

L'article de l'écrivain Bernard Chambaz sur mon nouveau livre.
 
Bernard, François, Paul et les autres est un titre qui fleure bon le cinéma français des années soixante-dix, de la crise avant la crise. C'est un récit qui nous plonge au cœur de la décennie suivante.

Bernard, François, Paul et les autres…
De Jean-Emmanuel Ducoin,
éditions Anne Carrière, 210 pages, 18 euros.
 
Ce récit de Jean-Emmanuel Ducoin balance entre plusieurs genres, ce qui contribue à en faire la richesse et la profondeur, le rend différent de son Go Lance (Fayard, 2013, prix Jules Rimet) et, bien entendu, de son Soldat Jaurès (Fayard, 2015). C'est un récit sensible, explorant le feuilleté de la mémoire, individuelle et nationale. Sa dédicace rappelle la rose et le réséda et fait du vélo une espèce de ciel laïc. A ceux qui y croyaient et A ceux qui y croient encore, sans que rien ne nous empêche d'émarger dans les deux camps. Le motif en est le Tour de France qui est le temple de la discipline. Il écrit donc sur le motif, à la façon d'un peintre qui trimbale son chevalet dans la campagne, Cézanne autour de la montagne Sainte-Victoire, ici un adolescent et son grand-père en balade, sur des chemins plus ou moins de traverse, pour suivre le Tour. Pas n'importe lequel, nous embarquons pour celui de 1985, le cinquième gagné par Hinault, le dernier ga­gné par un coureur français.
 
Cette année-là, la course se déroulait dans le sens des aiguilles d'une montre, ce qui n'empêcha ni la tragédie du Heysel ni le succès au cinéma de Retour vers le futur. A l'arrivée, le cham­pion répondit à Jean-Marie Leblanc qui lui demandait si finir l'épreuve avec des yeux au beurre noir et des cicatrices ajoutait à son prestige (connaissant Hinault, il n'osait pas dire «légende»): «Possible, mais c'est con, je n'avais pas besoin de ça.» Et il ajoutait: «Le marché américain [est] à conquérir», ébloui par l'ombre portée d'un autre Bernard, on l'au­ra deviné, Tapie. On y croise aussi François, le président de l'époque, en costume cravate couleur sable, avec son appareil photo pour immortaliser quoi d'autre que lui-même au bord de la route photogra­phiant le Tour, selfie avant l'heure. Même s'il est là, dans le Ver­cors, pour recueillir les mânes d'un esprit de résistance, il y a quelque chose de l'en­fance en lui.
 
Ce récit vaut notamment par de beaux portraits qui sont souvent l'âme de la «littéra­ture». En premier lieu, celui de Patrick, naufragé de la sidérurgie, bouleversant dans son tee-shirt de l'Union cycliste de Longwy avec ses deux cheminées fumantes, moi­tié révol­té moitié déjà fantôme, témoin fugace d'un monde en voie de dispari­tion/transformation. En se­cond lieu, celui de Paul, le grand-père, au volant de la Simca 1000, ja­mais si juste que «réfugié sous un arbre ombragé, à moitié dans les vapes» en atten­dant la caravane ou perdu dans des souvenirs qui sont aussi, on l'aura compris l'es­sence du Tour.
 
Autre portrait, plus ou moins en creux, ou en suspens, celui d'Hinault. Ducoin nous emmène à la brasserie La Coupole pour déjeuner avec le Blaireau. Il veut lui parler de la République du Tour, le Tour comme lieu de mé­moire, mais le propos tourne court avant les profiteroles. Et pourtant ! Hinault n'est pas un sentimental ni un philosophe, et il nous touche quand il évoque la rudesse quoti­dienne du mé­tier de cou­reur, non pas sur le vélo, mais en dehors, et la fierté d'avoir couru pour la régie Re­nault. Invité d'honneur sur le Tour de Picardie 2012, à Trégnier, il avait refusé de goûter au hareng. Ses hôtes lui avaient pardonné au prétexte qu'il était le fils d'un poseur de rail.

En tout cas, ce récit entre dans mon panthéon des livres consacrés à la petite reine et il trouvera sa place entre Le versant féroce de la joie d'Haralambon consa­cré à la vie et la mort de Vandenbroucke et L'échappée de Lionel Bourg et où on voit Charly Gaul planer.

Bernard Chambaz, écrivain
 
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 4 juin 2015.]

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