Scène I. Un film expérimental à visée sociale est-il réductible à sa seule écriture cinématographique? Doit-on considérer que la pertinence d’une critique puisse se résumer à l’arc narratif d’une œuvre filmée, quelle qu’elle soit, en tant qu’exposition artistique? Un long métrage qui empoigne la réalité sociale dans toute sa brutalité et prétend «montrer quelque chose» à mi-chemin entre la fiction et le documentaire doit-il être descendu en flammes, non précisément pour ce qu’il «montre» ou la manière de le «montrer», mais uniquement pour son genre même, à savoir «un film social à la française», comme on le dit souvent avec condescendance? Ces questions et bien d’autres jaillissent dans vos cerveaux en fusion, après que vous avez assisté à une projection de la Loi du marché, de Stéphane Brizé, qui a valu à son acteur principal, Vincent Lindon, le prix d’interprétation à Cannes – récompense audacieuse et méritée. Vous éprouvez d’abord un malaise de spectateur lambda, un malaise inouï, assez indéfinissable au début, qui se transforme progressivement en fascination au fil des plans fixes et des scènes qui s’accumulent sous vos yeux enfoncés, tandis que vous suivez le parcours de Thierry, 51 ans, chômeur dit de longue durée, au gré des humiliations subies, d’abord dans sa recherche d’emploi, puis après, quand il obtient un poste de vigile dans un supermarché.
Scène II. Stéphane Brizé s’est tellement documenté que les principaux éloges concernant son film viennent des chômeurs eux-mêmes, du moins de ceux qui ont eu le courage d’aller dans une salle pour s’y voir projetés en pleine lumière. Tant de citoyens vivent ce parcours du combattant, toutes victimes d’une guerre sociale, qu’il y a quelque chose d’anthropologique dans ce récit à la fois naturaliste et symbolique d’une époque qui ne dit pas son nom: un écrasement des classes du bas. La Loi du marché projette sur notre société des images qui froissent les bonnes consciences et provoquent la peur de ceux qui ne se sentent plus à l’abri, autrement dit l’ultramajorité d’entre nous. Un miroir tendu où se dessine la culpabilité d’une France qui, par mépris et/ou insouciance, refuse vraiment d’admettre que 2,5 millions de personnes sont des chômeurs de longue durée, que ce nombre a plus que doublé depuis 2008, qu’ils représentent quasiment un chômeur sur deux (43%) et que, conséquence directe, un enfant sur cinq vit en dessous du seuil de pauvreté…
Scène III. Que cela plaise ou non, le personnage principal n’est pas qu’un rôle de fiction au hasard d’un scénario. Voilà notre Vincent Lindon en incarnation de la chair à canon du libéralisme et de toutes les pressions exercées sur les chômeurs, ce qui les conduit à accepter des postes de moins en moins qualifiés, témoins, acteurs malgré eux, et proies de l’atomisation du monde du travail. Une enseigne commerciale devient le lieu d’une tension insupportable, où des personnels exploités, espionnés et sous-payés font ce qu’ils peuvent devant une clientèle elle-même de plus en plus paupérisée. Spectacle affligeant d’une préfiguration futuriste. Ou comment la nouvelle conjoncture de l’emploi creuse les disparités entre les différentes catégories de salariés, renvoyés à un statut de sous-citoyens, et frappe le plus gravement ceux du bas de l’échelle sociale, ce qui, mécaniquement, et dans la masse, accroît encore leur soumission contrainte, leur subordination. La conception classique de la classe ouvrière reposait jadis sur l’existence de collectifs enracinés dans une certaine communauté de condition et d’intérêts, ce qui enfantait une véritable solidarité intracatégorielle. Ce modèle s’effondre. Par son alchimie singulière, sèche comme un coup de matraque, le film de Brizé vaut toutes les démonstrations. Quand le cinéma, dans ce qu’il a de simple, pose et impose sa caméra cachée au cœur de la vraie vie.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 12 juin 2015.]
Voilà un texte qui fait plaisir à lire !!! J'avais été étonné de la teneur de la critique de l'Huma pendant Cannes, voilà la vérité rectifiée.
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