jeudi 4 juin 2015

Footballistique(s): éloge impossible

Pourquoi parler encore de football et de philosophie de jeu à l’heure des scandales de la Fifa?
 
Le génie Lionel Messi.
Socialisme. Connaissez-vous John Galbraith? Mort en 2006 à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans, cet économiste américano-canadien, qui se définissait lui-même comme un «keynésien de gauche» – capable de critiquer la théorie néoclassique de la firme tout autant que la souveraineté du consommateur ou le rôle autorégulateur du marché –, s’était non seulement illustré en conseillant Roosevelt ou Kennedy, mais, surtout, dans ses Chroniques d’un libéral impénitent (Gallimard, 1981), il avait trouvé une formule définitive qui nous correspond tellement bien que nous aurions voulu l’inventer. Pour Galbraith, ce qu’il appelait le «socialisme moderne» et pour lequel il avait finalement peu d’empathie était à l’évidence «né d’un goût maladif pour les sports collectifs». En découvrant cette citation au hasard d’une lecture nuitamment avancée, il était impossible au bloc-noteur enfiévré de ne pas penser à Bill Shankly, le légendaire entraîneur de Liverpool (1959-1974), qui avait théorisé jusqu’au terrain sa vision marxiste et progressiste d’entrevoir le monde. Shankly affirmait sans détour: «Le véritable socialisme, c’est celui dans lequel chacun travaille pour tous les autres, et où la récompense finale est partagée équitablement entre tous. C’est ainsi que je vois le football et c’est ainsi que je vois la vie.» 
 
Eloge. Chers lecteurs, inutile de vous cacher! Vous vous dites: mais pourquoi vient-il encore nous parler de football et de philosophie de jeu, à l’heure où les scandales de la Fifa éclatent au grand jour et que, enfin, nous pouvons dire tout haut notre haine de ce sport-fric devenu fou et qui bafoue toutes les valeurs qu’il est censé défendre? Autant l’avouer, vous n’avez pas tort. Défendre le football aujourd’hui devient presque sacrilège. L’état de transe négative dans lequel il a visiblement le don de plonger certains pseudo-intellectuels de la caste supérieure ou ceux qui la jouent faussement détachés des passions populaires, jugées par essence «vulgaires», mériterait d’être «expliqué par une cause plus fondamentale que le simple mépris compensatoire du corps», comme l’écrit Jean-Claude Michéa (Le plus beau but était une passe, éditions Climats, 2014). Mais doit-on encore dépenser de l’énergie vitale pour raconter l’histoire triste du football, ses dérives et ses trahisons de sens, à des gens qui, quoi que vous fassiez, vous catalogueront toujours dans le camp des « supporters » au mieux, des «fanatiques» le plus souvent? Michéa a une idée précise: «Ce que la sagesse des Éclairés pouvait donc, à la rigueur, pardonner au tennis, au ski ou à l’équitation devient ainsi péché mortel quand il s’agit du football, et cela en raison même de la ferveur massive que ce jeu a toujours rencontrée dans les classes de mauvaise compagnie.» Curieux, n’est-ce pas, que conservateurs et « intellos » de gauche pensent à peu près la même chose concernant le foot: que cette idolâtrie est une superstition de classe que mérite bien le peuple. Vous connaissez l’argument: «Mais le foot n’est qu’un jeu mon ami.» Sous-entendu: est-il resté un jeu? Les effets récents du développement capitaliste sur la nature du jeu lui-même ne sont pas contestables. Tout le montre. Sauf dans les lieux de résistance, au Barça par exemple, où l’argent en masse n’a pas encore tué le «passing game», jeu adopté par les premiers clubs ouvriers, en Écosse notamment. Avec 900 passes en moyenne par match – ce que personne ne croyait plus possible –, l’héritage de Johan Cruyff n’est pas mort sur les terrains de l’élite… Voilà. C’était un petit éloge parcellaire et incomplet du foot tel que nous voudrions l’aimer. Un éloge improbable, et assurément déplacé, qui ne sert plus à rien. Sauf à ceux qui y croyaient, à ceux qui y croient encore de temps à autre, et qui, samedi 6 juin, regarderont leur téléviseur en rêvant à un nouveau triomphe d’un certain Lionel Messi – et à des exploits que seuls des artistes, sur un terrain, savent encore inventer.
[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 5 juin 2015.]

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