Depuis Hautacam (Hautes-Pyrénées).
Etait-ce dans ce curieux plaisir des essoufflements qui font trembler les corps dans le martèlement irréversible de la pédalée, qu’ils éprouvèrent soudain le sentiment époumoné d’une supériorité? Le long monologue avec les silences des cimes venait à peine de débuter dans les lacets du mythique Tourmalet (HC, 17,1 km, à 7%), emprunté par La Mongie, et Jean-Christophe Peraud (AG2R) et Thibaut Pinot (FDJ) ne quittaient pas du regard la roue arrière de Vincenzo Nibali (Astana), comme si elle leur octroyait déjà le passage vers la gloire. Arrimés aux forces telluriques d’une montagne sacrée pour tous cyclistes aspirant à la célébration légendaire, les 165 rescapés du Tour, dans l’action de souffrance, guettaient encore avec inquiétude l’état de la météo. Une bruine étrange les avait accueillis au réveil, à Pau, et ce fut sous un ciel bas aux traînées grisâtres qu’ils s’élancèrent pour cette étape, la dernière à cols, pour rejoindre Hautacam, 145,5 km plus loin.
Au petit matin, dans un rituel immuable qu’on moquerait
volontiers, le chronicoeur s’était muni d’une photo sépia, sorte de talisman
qui ne quitte jamais sa valise de Juillet quand le Tourmalet est au programme, sur
laquelle on devine Octave Lapize, en 1910, escaladant à pied les derniers
hectomètres du Tourmalet, lui le premier cycliste du Tour à le vaincre,
tractant à la force des bras un vélo d’ancêtre sur un chemin terreux et
caillouteux. Les rares habitants de cette époque des pionniers appelaient «le Cercle de la Mort» cette
région de pics, nourrissant les légendes locales, de nuits sans lune durant
lesquelles lutins, bergers et ours se disputaient âprement un territoire
hostile – sentes ravinées, violence des vents, abondance de la neige l’hiver
venu.
Avant pareille journée, il y avait foule au village-départ,
à Pau, et il fallait errer quelque peu entre les camions et les voitures des
coureurs d’AG2R-La Mondiale. Certains levaient un nez de connaisseur sur une
rangée de roues étincelantes ou de boyaux suspendus en hauteur, jugeant le
moindre roulement furtif. Quelle serait la stratégie du jour, pour l’équipe
française le plus en vue en haute-montagne? Malgré sa cinquième place au
général, Romain Bardet disait assumer son rôle d’équipier de luxe pour son
leader Jean-Christophe Peraud: «Maintenant,
on joue tout pour Jicé, pour le podium, s’il faut me mettre à fond pour lui, je
le ferai», répétait le jeune grimpeur, achevant l’éventuel débat sur
la hiérarchie entre les hommes de Vincent Lavenu.
Démonstration quelques heures plus tard? Après
l’escamotage du Tourmalet par les favoris (un outrage), survint la montée
terminale d’Hautacam (13,6 km à 7,8%). Vincenzo Nibali en personne s’appliqua à
lui-même l’orgueil des hommes aux tempéraments furibards, pour sceller le
serment des seigneurs. Il s’échappa irrésistiblement, seul au monde, venant
quérir sa quatrième victoire d’étape, la plus impressionnante, la plus
symbolique, celle qui le plaçait désormais dans les traces de l’histoire. Derrière,
comme prévu, Bardet tenta de travailler pour Peraud. Mais à l’initiative d’un
Pinot admirable, Péraud changea de roue et profita de l’escapade pour déloger
Alejandro Valverde (Movistar). Cause commune des Français: ils grimpaient
sur le podium, deuxième et troisième… mais à sept minutes d’un Italien bientôt
couvert d’hermine.
Tout là-haut, il y eut alors l’instant d’émotion nécessaire
à la plénitude des vainqueurs. Vincenzo Nibali pouvait embrasser son paletot
jaune, qu’il conservera jusqu’aux Champs. Quant à Jean-Christophe Peraud, à 37
ans, il savait que le podium lui tendait maintenant les bras, avant le
contre-la-montre de samedi. Alors, il ne se retournait plus sur lui-même et
regardait, fier, le chemin parcouru d’une carrière atypique vécue sur le terme
d’un corps dont les miracles quotidiens nous laissent une impression
d’étrangeté. Que voulez-vous. La mémoire du chronicoeur – porté par une longue
lignée – reste encombrée de souvenirs antédiluviens et de photos d’un autre
siècle. Et puisque le Tour aura honoré durant trois semaines les combattants de
la Boucherie de 14-18, il était donc impossible de ne pas penser au sergent
Octave Lapize, pilote d’avion, abattu en vol le 14 juillet 1917 et disparu sur un
autre «cercle de la mort». Celui-là se nommait «champ
d’honneur».
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 25 juillet 2014.]
Salut JED
RépondreSupprimerJe m'étonne de ta petite phrase sur Péraud, alors qu'un garçon comme Antoine Vayer par exemple a toujours juré ses grands dieux qu'il était clean ?! Moi je prenais mon pied jusque-là à suivre ce Tour, mais les images de Nibali dans Hautacam m'ont rappelé de bien mauvais souvenirs...
Salut Olivier,
RépondreSupprimerOui, en effet, la performance de Peraud me laisse perplexe, car ses watts voisinent quand même avec la limite, de mon point de vue, même si tout cela n'a qu'un lointain rapport avec les années antérieures, bien sûr.
Je renvoie à cette lecture:
http://www.lemonde.fr/tour-de-france/article/2014/07/25/nibali-dernier-surhumain-avec-ses-417-watts_4462718_1616918.html
Amitiés. JED