jeudi 24 juillet 2014

Tour : Pinot marque le pas dans la sauvagerie de l’effort

Au sommet du Pla d’Adet, victoire d’étape du meilleur grimpeur du Tour, le Polonais Rafal Majka (Tinkoff). Le Français Thibaut Pinot a attaqué, mais il a été contré par le maillot jaune Vincenzo Nibali et Jean-Christophe Peraud.
 
Pinot, au sommet du Pla d'Adet.
Depuis Saint-Lary (Hautes-Pyrénées).
À cet âge-là, les excès impossibles valent toutes les vertus. Thibaut Pinot (FDJ) n’a que vingt-quatre ans. Et quand il se dressa sur les pédales, s’élançant comme une respiration longtemps contenue, le visage rougi par la prise d’air en apnée, le chronicoeur était alors rassuré sur son avenir à défaut d’être convaincu ici-et-maintenant. À cet instant précis, dans l’ascension du Pla d’Adet, à six kilomètres du but, il décida de décanter une situation bloquée. Il en fut victime. Avec les honneurs. Car nous venions de comprendre, pour notre plus grande joie, que la fin de l’innocence venait de s’incarner en lui et que les peurs les plus enfouies de l’enfance trouveraient naturellement des réponses dans la sauvagerie de l’effort, et même que le combat sportif et physique augmenterait la noirceur de son âme pourtant si jeune. Oui, ce fameux prix du combat à payer et rien d’autre, tout au long de cette étape phénoménale, pour ses difficultés, et asphyxiante, par sa brièveté. 

Disputée entre Saint-Gaudens et le Pla d’Adet, niché au-dessus de Saint-Lary, ce parcours zigzaguant entre Haute-Garonne, puis une incursion en Espagne, et enfin les Hautes-Pyrénées, tenait du prodige en prose poétique et cumulait, sur une distance de 124,5 kilomètres seulement, quatre cols majeurs à enchaîner sans rupture: le col du Portillon (1re cat., 8,3 km à 7,1 %), le col de Peyresourde (1re cat., 13,2 km à 7 %), le col de Val Louron (1re cat., 7,4 km à 8,3 %) et la montée terminale vers le Pla d’Adet (HC, 10,2 km à 8,3 %). Devant ce panorama inouï, pure abstraction de nos songes, la réalité n’était plus que pentes. Nous attendions ce moment car nous savions que nous quittions ici la foire aux vanités, pour nous avancer dans une zone de vérité où chaque souffrance, chaque mot se sculpte différemment, comme une baudelairienne invitation au voyage pyrénéen, sublime d’élégance. La bagarre fit rage dès le départ. Il y eut une échappée : une vingtaine de coureurs. Il y eut un vainqueur d’étape : le Polonais Rafal Majka (Tinkoff), sa deuxième. Il y eut surtout un affrontement entre les favoris. À l’initiative de Pinot, donc, Alejandro Valverde (Movistar) flancha un instant. Mais Vincenzo Nibali (Astana) s’envola, toujours aussi impérial, emportant dans sa roue le vétéran et sidérant Jean-Christophe Peraud (AG2R), qui n’en demandait pas tant. Le cyclisme touchait alors à l’essence même de la beauté, tragique et magistrale. À l’arrivée, Nibali et Peraud reprenaient une cinquantaine de secondes à Pinot, Valverde et Bardet. Second round, ce jeudi, avec l’ascension des terrifiants Tourmalet et Hautacam…
 
Nous n’oublierons pas que, sur le bord de la route, très exactement dans la montée de Val Louron, une fille, rousse de chevelure, leva les bras, hurla, brandissant avec frénésie une pancarte: «Pinot ! Mange-les !» Des lettres bleutées sur fond blanc pour dire l’admiration dû à l’un des héros de Juillet. Elle avait même signé sa déclaration, mais comment se prénommait-elle déjà? Marie? Aude? À moins que ce ne soit Xenia? La campagne pyrénéenne s’étalait devant nous, abrupte, et la petite route que masquaient parfois les pointes inclinées des mélèzes était époussetée par le vent qui frottait dans un bruit de parchemin. Voilà comment Thibaut Pinot, tout à sa popularité grandissante, en sut donc plus sur lui-même. Sans doute avait-il sondé, mieux que jamais, l’énoncé de sa propre psyché. Moins tourmenteur, plus affirmé. Il avait essayé. Avant d’échouer. Quoi de plus noble. Hier matin, malgré sa place sur le podium et son beau maillot blanc de meilleur jeune, il maniait la prudence à tous les tons: «J’ai de bonnes jambes, il faut que j’en profite. Mais sur le Tour, on est jamais à l’abri, il faut rester calme.» Il avait raison. Ses jambes n’avaient pas devancé ses désirs sous l’effet d’une montagne dont l’ombre vous écrase. Nous le sentions néanmoins apaisé, au terme de ce sublime délire physique soudain hissé jusqu’à la démence, redevenant apte à l’apitoiement. «Dès que je le gagne, j’arrête tout», confessait-il à l’Équipe il y a deux jours. Il parlait du Tour. Comme s’il avait toujours su, d’instinct, que, hors du puits de lumière de la Grande Boucle, il n’y aurait plus qu’à s’isoler pour toucher à la grâce. Mais pas tout de suite.
 
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 24 juillet 2014.]

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