Depuis le Mont Ventoux (Vaucluse).
Froome au sommet du Ventoux. |
Le Ventoux? Un théâtre de désolation où tout brûle et où les âmes s’effondrent. Un tertre lunaire sur lequel les cyclistes mettent, parfois, pieds à terre. Raphaël Geminiani racontait que «volonté et maîtrise de soi» étaient les deux seules armes pour «gravir la bête». On ne triche pas avec le Géant de Provence. Surtout quand on aspire à la victoire. Mais avant d’en arriver à ce point d’incandescence, la traditionnelle échappée du jour y avait cru en s’élançant dans les premiers lacets du Mont. Huit courageux étaient en tête depuis le 30e kilomètre, dont quatre Français (Fédrigo, Roy, Riblon et Chavanel). L’hyper-chaleur, le vent étouffant de trois-quarts face et la puissance des armadas en concurrence, essentiellement Sky et Movistar, eurent raison des courageux, transformés dans la fournaise en simples velléitaires.
A dix kilomètres du sommet, le Colombien Nairo Quintana
(Movistar) alluma la première mèche entre les chefs – mais comme s’il restait
dans l’entrebâillement d’une porte chimérique. En tête du groupe maillot jaune,
les hommes de la Sky, revigorés après une semaine de mornes plaines, contrôlaient
la situation. Christopher Froome, retrouva même pour l’occasion son fidèle
lieutenant, Richie Porte, dont on se souvient qu’il fut en perdition dans la
deuxième étape pyrénéenne. Le travail de sape provoqua un ahurissant écrémage. Hormis
Alberto Contador (Saxo), tous les « favoris » payèrent tôt l’addition :
Mollema, Kreuziger, Ten Dam, Peraud, Evans, Valverde, etc. Plus bas, l’ex-vainqueur
du Tour, Andy Schleck, avait depuis longtemps rendu ses forces, vouté, la tête
enlisée dans les épaules, vaincu par les pourcentages… Nous sentions l’imminence
du K.-O. prévisible. Et puis Froome accéléra : nous ne saurions décrire
notre état de stupéfaction de voir ainsi l’Anglais, certes rouleur émérite, les
mains en haut du guidon et la tête basse, tournant les jambes comme sur un vélo
d’appartement à propulsion électrique, larguant Contador en personne, comme s’il
s’agissait d’un vulgaire cadet. Il fallut se pincer: le leader des Sky
était bien sur le Ventoux et il sprintait assis sur selle! Oublions donc les
superlatifs douteux ; en l’espèce ils n’existent plus. Le maillot jaune lança
la charge, revint sur Quintana, et à moins de deux kilomètres du but, s’en alla
remporter l’étape, récupérer du temps sur tous ses rivaux et, accessoirement,
assommer le Tour à grands coups de moulinets...
A ce point d’étonnement, moins par provocation que par
malice, le chronicoeur se délectera de citer un certain Lance Armstrong. «Le Mont Chauve, c’est une terre qui
ne ressemble à aucune autre. C’est une terre impénétrable et indomptable. C’est
à la fois mythique et mystique.» Le Texan venait de comprendre qu’il
avait franchi les frontières du réel en ouvrant les portes de l’imaginaire. Avec
Froome, c’est un peu pareil, il convient d’appréhender le Tour tel qu’il est,
une «fable unique où les impostures
traditionnelles se mêlent à des formes d’intérêt positif», comme
l’écrivait Roland Barthes, en somme une vaste utopie qui nous renseigne chaque
jour non sur notre naïveté, mais bien sur nos propres duperies et la force de
nos attachements. Le massif calcaire réclamait son dû, ses sacrifiés. Froome en
a décidé autrement. «Mon objectif
était de reprendre du temps, je ne pensais pas gagner l’étape»,
expliqua le Britannique sur la ligne, reprenant soudain forme humaine après
avoir absorbé un peu d’oxygène (n’est pas Merckx qui veut). Au général, il précède
désormais le Néerlandais Bauke Mollema de 4’14’’ et Contador de 4’25’’. Rideau.
C’était enfin l’heure de l’étrange moment du retour au
silence qui tient du miracle, quand vers les sommets, là-haut dans la caillasse,
les dernières voitures klaxonnaient à tue-tête et s'époumonait le dernier
coureur malheureux. De quoi apprécier les raretés botaniques du Ventoux qu’on
ne trouve, paraît-il, que dans les contrées gelées. Le pavot velu et jaune du
Groenland ; ou la saxifrage du Spitzberg. Quelques minutes volées à la
démence et à l’aveuglement des hommes. Quand le Ventoux reprend le dessus sur
nous – et que tout paraît différent.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 15 juillet 2013.]
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