«Je me souviens, mon grand-père a voulu monter avec la Traction, le Général était encore au pouvoir: le moteur a explosé à trois bornes du sommet.» D’où que nous venions, du sud, du nord, il s’impose au regard à cent kilomètres à la ronde, déchirant l’horizon comme une montée verticale vers les cieux que rehaussent ses contreforts oblongs. «J’y suis retourné dix ans plus tard, c’était avec l’Aronde.» Un massif calcaire tondu comme un moine où se disputent le soleil et les vents au gré des saisons. «On l’a gravi, oui, je me suis même arrêté cinq fois.» Ce sont les anonymes qui en parlent le mieux: rien d'étonnant, le Mont Chauve est un monde en réduction qui crée des personnages à sa démesure ; à condition de ne pas le défier sans éprouver de la peur.
Aussi loin que remonte la mémoire locale, au terme d’une
énumération isolée dans le secret des hommes, le Ventoux écrase l’imagination
par sa sublime violence. Arraché aux forces telluriques entre le Crétacé
inférieur et la fin de l’Eocène, le Géant de Provence n’a ni dieu ni maître et domine
la région de son désert pentu où se dessinent des étendues dégoulinantes de
caillasses blanchâtres plantées en plein ciel de feu. Mais il a toujours été
une figure symbolique.
Avant d'être parcouru par trois routes principales, le Mont n’était sillonné que de drailles tracées par les bergers à la suite de l'essor de l'élevage ovin, dès le XIVe siècle. C’est sur ces chemins transformés en sentiers de randonnée, que Pétrarque, probablement le 26 avril 1336, inaugura l’ascension de cette montagne détachée de la chaîne alpine comme une sentinelle avancée. Naîtra un mythique récit, preuve, pour le poète italien, que cette aventure s’apparentait à une «élévation au-dessus des mortels». En ouvrant la voie, Pétrarque découvrit ce paysage vert, puis aride et calcaire, dû à l'érosion par l'eau. «Il y a un sommet, écrit-il, le plus élevé de tous, que les montagnards appellent, je ne sais pourquoi, ‘’le fiston’’. A moins que ce ne soit par antiphrase. Il ressemble plutôt au ‘’père’’ de toutes les montagnes voisines.» Et il précise: «Tout en haut se trouve un petit espace plat. Etourdi par la légèreté insolite de l’air et la vue grandiose, je suis resté comme stupide. Je me retourne: les nuages étaient à mes pieds! A en juger par le panorama, je commençais à trouver de la vraisemblance à ce que j’avais entendu et lu de l’Athos et de l’Olympe…»
Sans le cyclisme, bien sûr, le Géant de Provence ne serait
sans doute pas cet Himalaya légendaire contemporain où se crucifient – plaisir
ou masochisme – les pédaleurs fous. Entre le village de Bédoin, hissé à une
centaine de mètres au-dessus du niveau de la mer, et le sommet à 1.911 mètres,
22 kilomètres d'ascension presque ininterrompue avec des raidards à 14% dans la
moiteur du flanc sud, où la route se dresse brutalement au milieu d'une forêt
artificielle avant de se perdre dans les éboulis. Ou comment les coureurs
perdent la raison et leur force, par le versant de Malaucène, celui où, sitôt
passé la source de Notre-Dame du Groseau, s'élèvent des rampes sans fin. De
génération en génération se narre le récit d’histoires oniriques et
nostalgiques. Pour Roland Barthes, «le
Ventoux est un dieu du Mal auquel il faut sacrifier». Pourtant ce col
n’est ni plus raide, ni plus long, ni plus haut. Miguel Indurain: «J’ai plus souffert dans le Galibier,
ou l’Izoard, mais qui s’en souvient?» Bernard Thévenet: «De cette ascension de 1970, lors de
mon premier Tour, comme celle de 1972, je peux presque jurer que j’ai gardé
chaque mètre en tête.» Eddy Merckx: «C’est un mélange de peur et d’envie. C’est un mythe, et je ne
sais pas pourquoi.» Raphaël Geminiani: «Par Bédoin, c’est terrible car dans les huit premiers
kilomètres, on se sent comme un poisson hors de l’eau. Une fois qu’on quitte le
bois, on se dit ‘’ouf ! ça va mieux’’, sauf qu’au sommet le soleil brûle
tout ce qui se présente.»
L’ascension vint néanmoins tardivement sur le Tour, le 22
juillet 1951. Ce jour-là, le mont renvoya Fausto Coppi en personne à son
humanité géniale. Dévasté par la mort de son frère, Serse, le Campionissimo
mena une course sinon fantomatique, du moins évasive, de l'autre côté du
miroir. Mais le 13 juillet 1967, ce fut là où le Ventoux de caillasse et de
blancheur chaude ressemble à la Lune, que l’Anglais Tom Simpson tomba sur le
flanc, au ralenti, le regard perdu, la tête inclinée sur le côté. La chaleur
conjuguée aux produits dopants avaient précipité un collapsus cardiaque fatal. Simpson,
en victime expiatoire. Devant sa stèle à son nom, depuis, s’inclinent les
pénitents. «J’ai vu des plantes
qu’on ne trouve qu’au Groenland», dit le visiteur de passage. Nous
pensons alors à Stendhal, à Dumas, à Giono, à Mistral ou Char, fascinés eux
aussi par le Mont. «On dit que Fernand
Kubler y est devenu fou, il y arrêta sa carrière.» Nous pensons à Cioran,
poussant son vélo sur les chemins
terreux. A Blondin, prenant des notes. A Camus, emmitouflé dans son imperméable
au col relevé, sur la terrasse ventée de l’Observatoire, tout là-haut. «Souvenez-vous, c’était du temps du
Général.»
***
POUR VISITER LE MONT
Trois accès permettent la montée au Géant de Provence, dans
le département du Vaucluse (84) : par Malaucène, par Bédoin ou par Sault.
A l’image des cyclistes du Tour de France, nous vous conseillons la montée par
Malaucène puis Bédoin. De nombreux chemins de randonnées existent (GR4 et GR9)
et une station de sport d'hiver (Mont-Serein). Les spécialités locales : côtes
du Ventoux (AOC), champignons, truffes, olives. Les pentes du Ventoux sont une réserve
de biosphère classée par l'UNESCO.
Pour tous
renseignements : http://www.ventoux-en-provence.com
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 15 juillet 2013.]
Mon dieu, quel bel article. Je vais essayer de trouver l'Huma pour le garder sur papier !
RépondreSupprimerJOEL
Article magistral d'intelligence et d'écriture. Bravo M. Ducoin. Je viens de terminer votre roman sur Armstrong: je suis littéralement bluffé. Un grand livre !
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