lundi 22 octobre 2012

Poilu(s) : Jean Echenoz réinvente 14-18 par les mots

Avec son dernier livre, l'écrivain réussit le tour de force de nous faire pénétrer dans l’horreur vécue, avec son concret, sa déchéance, ses états d’âme et même la souffrance et la mort au combat, sans jamais s’embourber dans la grande fresque guerrière.

Jean Echenoz.
Echenoz. L’enfer est à venir – dans pas longtemps. Et avec lui une certaine banalisation du non-pensable – en tant qu’imaginaire enfoncé. Pour l’instant, les croyances de l’amour se brûlent d’elles-mêmes comme un mystère déchiffrable à mesure que s’élancent ou se résignent les incitations aux grâces de la vie. Dans les toutes premières pages de 14 (éditions de Minuit), le dernier roman de Jean Echenoz, une certaine Blanche est amoureuse de Charles et celui-ci parade, comme les autres, avant de partir au front, fleur au fusil et joie aux lèvres. Nous sommes en août 1914. Charles, jeune mobilisé, sur lequel Blanche porte «un sourire fier de son maintien martial», traîne avec lui une bande de copains. Ils s’appellent Anthime, Padioleau, Bossis et Arcenel, autant de patronymes qui éveillent l’imagination à leur simple lecture, sûrement dénichés sur quelques monuments aux morts. Témoins privilégiés des réalités d’une histoire mondiale racontée à hauteur d’homme.

Cauchemar. Nous voilà avec un garçon boucher, un équarrisseur, un bourrelier, un contremaître. Des camarades de pêche et de bistros. Ils «partent» à la guerre. Et nous partons avec eux ; nous les accompagnons, plutôt ; et chemin faisant nous tentons d’imaginer ce que ces hommes, ces gamins, pouvaient ressentir et penser alors que le chaos allait s’abattre sur eux, transformant l’insouciance de leur existence en cauchemar absolu.
Fidèle à son écriture tout en réserve, à la fois pudique et dépouillée, distanciée et souple, précis et elliptique à la fois, Jean Echenoz réussit le tour de force de nous faire pénétrer dans l’horreur vécue, avec son concret, sa déchéance, ses états d’âme et même la souffrance et la mort au combat, sans jamais s’embourber dans la grande fresque guerrière. Il l’explique: «Tout cela ayant été décrit mille fois, peut-être n’est-il pas la peine de s’attarder encore sur cet opéra sordide et puant.» Et il ajoute: «Peut-être n’est-il d’ailleurs pas bien utile non plus, ni très pertinent, de comparer la guerre à un opéra, d’autant moins quand on n’aime pas tellement l’opéra, même si comme lui c’est grandiose, emphatique, excessif, plein de longueurs pénibles, comme lui cela fait beaucoup de bruit et souvent, à la longue, c’est assez ennuyeux.» Ses héros sont pourtant beaux. D’abord, ils ressemblent à ces gravures vues dans l’Illustration, criant à tue-tête «à Berlin!», embrassant les femmes avant de monter dans le train pour le grand nulle part. Puis, l’allégresse du départ tôt enfouie, ils deviennent vite des hommes de boue – rampant du matin au soir – pris dans l’étau, occupés à noircir leurs gamelles pour gagner en invisibilité et devenir soit des tueurs, soit de la chair à canons...
Mécanique. Anthime, le véritable héros de ce livre, est bien incapable d’analyser – qui le pourrait? – ce qui se passe autour de lui, pourquoi et comment un déluge de fer martèle les terres et fauche les hommes avec un aveuglement si destructeur que plus rien ne sera jamais comme avant. Perdu, Anthime, devant la complexité et la multiplicité des expériences nouvelles, qu’il en oubliera jusqu’au doux son du tocsin, peu à peu effacé derrière le bruit sourd et métallique des obus. Fier et droit lors de son départ, Anthime, à la limite d’une sérénité mécanique, sur lequel Blanche porte «une autre variété de sourire, plus grave et même, lui a-t-il semblé, un peu plus ému, soutenu, prononcé, va savoir au juste». Ne le cachons pas: Charles et Anthime écrivent à Blanche. L’un. Et l’autre. Et non pas tous les deux. Mais un seul reviendra vivant des tranchées.

Spectre. La concision échnozienne s’avère sans limite pour narrer «le ronflement rauque du couteau à pain sur la croûte», le «tintement de petites cuillers dans les effluves de chicorée», la technicité glaçante du maniement de la baïonnette, qui conduit des hommes à «en trouer d’autres (…), tirant aussitôt après pour dégager leur lame des chairs par effet de recul», ou le sort des animaux (chevaux, chiens, colombidés, lièvres, chevreuils, sangliers), détaillé dans un chapitre fascinant, avec son sol jonché de leurs cadavres mêlés à ceux des hommes, pour, finalement, composer une espèce de «tout fraternel» et «indistinct», que la mort seule réunit, lorsque les corps sont disloqués, hachés, éparpillés, justement comme de vulgaires animaux. Devant semblable banalisation de la mort, le fantôme de l’humanité a-t-il encore un spectre? Et s’il s’agite de-ci, de-là, a-t-il vraiment forme humaine? La douceur apparente de Jean Echenoz comme la retenue de son écriture nous offrent un contraste saisissant avec la boucherie qu’il décrit en sondant les profondeurs de nos âmes. Précisons que cette histoire lui fut inspirée par la lecture de documents familiaux, retrouvés au hasard d’un rangement. Nous sommes tous héritiers de 14.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 19 octobre 2012.]

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire