Que retenir de ces deux films «événements», l'un blockbustérisé par Spielberg, l'autre adulé par la critique ?
Tintin. Tout ça pour ça. Après neuf années de travail acharné, de scénarios réécrits, démembrés, reconstruits puis retissés pour un formatage collant au plus près de la «demande» des consommateurs d’images en temps de mondialisation, Steven Spielberg nous a donc livré un Tintin blockbustérisé façon Coca, pop-corn et jeu vidéo, à la fois proche du personnage créé par Hergé (son androgyne déshumanité de blanc-bec bien de chez nous) et lointain de la figure fantasmée du journaliste belge (celle construite par les rêves de gosses). Évitons les quiproquos. Pour le bloc-noteur scribouillard, Tintin n’a jamais été et ne sera jamais un héros. De ses aventures au Congo à ses exploits dans quelques pays inventés, le «bon» Tintin d’Hergé, celui qui «vient en aide aux faibles» selon la rhétorique officielle, n’est qu’un trompe-l’œil. L’ethnocentrisme occidental de son créateur n’est plus à démontrer et nous tremblons encore à l’idée que des générations de francophones aient pu puiser quelques-unes de leurs «valeurs» à cette source-là. Sans être ni un militant ni un tribun, Hergé était, dès ses débuts, d’extrême droite, antisocialiste et anticommuniste, conservateur et moralisateur. Très jeune, il travailla pour la presse catholique belge qui soutenait ouvertement le fascisme italien de Mussolini. Il devint l’ami de l’abbé Wallez, antisémite notoire, qui dirigeait
le Vingtième Siècle, journal catholique intégriste. Hergé fit ses débuts dans
le Petit Vingtième, le supplément jeunesse du journal, où Tintin apparaît pour la première fois.
D’abord
Tintin au pays des soviets (sans commentaire), puis
Tintin au Congo, dont on a suffisamment souligné le contenu raciste et colonialiste… Hergé copina même avec Léon Degrelle, qui, dans les années 1930, fut à la tête du principal parti fasciste belge francophone… À la même époque, le papa de Tintin réalisa la couverture de deux livres de Raymond De Becker, qui, sous l’occupation allemande, dirigea
le Soir nazi. L’un d’eux s’intitulait
Pour un ordre nouveau, terme qui désignait le projet politique des fascistes... Qu’on ne se méprenne pas. Toute sa vie Hergé a suivi de près l’actualité et il a toujours su où il mettait les pieds. En 1973, il confia à un journaliste néerlandais qu’il avait cru à l’«ordre nouveau». Pour de nombreux historiens, l’album l’Étoile mystérieuse n’est-il pas considéré comme antisémite et proallemand?
3D. Mais revenons brièvement au film de Spielberg. La débauche technologique dite de la «performance capture», qui consiste à emprisonner des acteurs dans une redéfinition ordinateurisée, n’apporte rien. Nous voilà en effet livré à un monde désincarné, dépourvu d’émotion, une humanité niée pour un spectacle à plat, sans relief – sauf celui de la 3D, qui détruit les yeux et donne la nausée (au sens propre comme au figuré).
«Derrière chacun des personnages, il y a des acteurs»
, se défend Spielberg. Pour ne pas lui être désagréable, nous pourrions sauver les scènes d’action, surabondantes, qui transportent le porteur pâle Tintin chez le génial Indiana Jones. Mais comment sauver ce qui n’existe pas: une histoire et des personnages?
Polisse. Puisqu’une mauvaise nouvelle n’arrive jamais seule, évoquons en passant l’un des derniers succès salués quasi unanimement par la «critique». Le fameux Polisse, de Maïwenn, nous laisse une impression de dévastation cinématographique et de froide colère. Le scénario? Un condensé de clichés pour série télé. L’histoire? La vie quotidienne de policiers de la brigade de protection des mineurs de Paris-Nord, tous caricaturaux jusqu’aux extrêmes, alcooliques, mal mariés, anorexiques, déprimés. L’alibi de ce scénario? Des gamins victimes de toutes les misères sociales, violés, battus, contraints au travail forcé, au mariage, tous renvoyés à l’arrière-plan de «l’existence» (c’est un grand mot) des flics eux-mêmes, comme s’il fallait agrémenter leur va-et-vient et leurs états d’âme, leur livrer une justification.
Leur désaffiliation effective et affective, narrée par une sorte de voyeurisme assumée caméra-à-l’épaule, donne à voir la vraie nature de ce film : un style et une forme, au service d’un genre qui se veut «réel» mais sombre dans un ultranaturalisme fictionnel. Car ce que nous ne voyons pas, et pour cause, c’est bien la violence vécue par les enfants, réduite à un accessoire de cinéma, à un chiffon rouge agité pour instrumentaliser les spectateurs et donner vie à quelques personnages si marginaux qu’ils en deviennent ridicules… Le cinéma, selon une formule consacrée (surtout sacrée), «substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs». Avec ces deux films «événements», que devinrent nos regards et comment s’évaluèrent nos désirs? Kubrick, réveille-toi ! Ils sont devenus fous…
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 4 novembre 2011.]
(A plus tard...)