Né en 1818, Karl Marx a la particularité d’être pleinement contemporain de la Commune de Paris. Plutôt circonspect pour ne pas dire hostile dans un premier temps à l’émergence des événements qui couvaient depuis plusieurs mois dans cette France belliqueuse, il écrit en février 1871: «La classe ouvrière se trouve placée dans des circonstances extrêmement difficiles, l’insurrection serait une folie désespérée.» Comment et pourquoi l’homme du Manifeste se montre-t-il si prudent face à la révolte grondante? Depuis une vingtaine d’années, le compagnon de combats de Friedrich Engels pense que la révolution ne réussira pas sans l’alliance des ouvriers et des paysans, des Parisiens et des provinciaux. Or, depuis la guerre de 1870, Marx reste convaincu que ces conditions ne sont pas réunies. A-t-il vraiment tort?
Le 19 juillet 1870, le régime, trop sûr de lui, victime des manœuvres de Bismarck, déclare la guerre à la Prusse. Le 2 septembre, le désastre de Sedan emporte tout sur son passage et provoque des manifestations anti-impériales à Paris, à Marseille, au Creusot et à Lyon. Le péril entraîne l’armement partiel de la population parisienne, sous la forme de la garde nationale, dont les ouvriers constituent l’ossature. Le 4, le Palais-Bourbon est envahi et Gambetta y proclame la République. Mais une fois encore, comme en 1830 et en 1848, le pouvoir se trouve immédiatement accaparé par un groupe de «politiciens républicains», les Jules Favre, Jules Simon, Jules Ferry, Émile Picard et même Adophe Thiers en coulisses, qui tous ne souhaitent qu’une chose : traiter avec Bismarck pour mieux contenir la poussée politique populaire. Comme pour amadouer la détermination de la population parisienne, ils annoncent aussitôt la République, sans jamais en préciser le contenu constitutionnel…
Profondément hanté par le souvenir des journées de juin 1848, Marx se sent intensément dans le deuil de «la prochaine» révolution, si ce n’est «la» révolution. Il le sait mieux que quiconque: l’aspiration française à la «révolution», toujours très présente au XIXe siècle, a quand même permis les Trois Glorieuses de juillet 1830 et la chute de Charles X, février 1848 et la chute de Louis-Philippe, et finalement le 4 septembre 1870 et la chute de Napoléon III… En somme, en quarante ans, les jeunes républicains et les ouvriers armés ont fait tomber deux monarchies et un empire. Voilà pourquoi Marx, considérant la France comme «la terre classique de la lutte des classes», a écrit ses chefs-d’œuvre que sont les Luttes de classes en France, le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte et la Guerre civile en France. Dans ce dernier texte, des générations entières liront: «Le Paris ouvrier, avec sa Commune, sera célébré à jamais comme le glorieux fourrier d’une société nouvelle.»
Pour en arriver là, Karl Marx vit la Commune au jour le jour. Tandis que le mouvement insurrectionnel et bientôt communaliste se propage à Lyon, Saint-Étienne, Marseille, Toulouse, Narbonne, etc., il désespère pourtant de ne pas voir le pays basculer dans la levée en masse et regrette que les insurgés refusent de s’emparer du trésor de la Banque de France, et, surtout, de fondre sur Versailles pour desserrer l’étreinte des troupes de Thiers… Car à Paris, comme redouté, le siège tourne à l’enfer. Le 30 mars, deux dirigeants communalistes, Léo Frankel et Eugène Varlin, réussissent à transmettre à Marx une missive secrète pour solliciter ses conseils sur «les réformes sociales à appliquer». Enthousiaste, Marx écrit le 12 avril (Lettres à Kugelmann): «Si tu relis le dernier chapitre de mon 18 Brumaire, tu verras que j’affirme qu’à la prochaine tentative de révolution en France il ne sera plus possible de faire passer d’une main dans l’autre la machine bureaucratico-militaire, mais qu’il faudra la briser, et que c’est là la condition préalable de toute révolution véritablement populaire sur le continent. C’est aussi ce qu’ont tenté nos héroïques camarades de parti de Paris. (…) Merveille de l’initiative révolutionnaire des masses montant à l’assaut du ciel. (…) Grâce au combat livré par Paris, la lutte de la classe ouvrière contre la classe capitaliste et son État capitaliste est entrée dans une nouvelle phase.»
Si la lutte des classes n’est pas seulement la lutte puis le soulèvement des prolétaires mais d’abord la lutte permanente du capital pour soumettre le travail, Marx avait compris très tôt que cette lutte, au cœur des sociétés en mutation avancée, n’était jamais aussi visible qu’au moment des grandes crises vécues ou prévisibles. Que le communisme s’affirme comme une piste majeure du vaste mouvement d’émancipation humaine est, à ses yeux, une exigence politique qui n’a rien d’un vague idéal mais procède d’un mouvement historique. Pour s’ériger en «classe dirigeante de la nation et devenir lui-même la nation», le prolétariat «doit conquérir le pouvoir politique». À une époque (le XIXe siècle) où la démocratie parlementaire est encore une exception en Europe, Marx et Engels envisagent cette «première étape de la révolution sociale» comme synonyme de «conquête de la démocratie» et d’établissement du suffrage universel. À ce titre, c’est donc logiquement que la Commune de Paris leur apparaît comme sa forme enfin trouvée, sorte de résumé à elle seule d’un pan entier du communisme dont rêve l’auteur du Manifeste. Marx le signe: «Que serait-ce, Messieurs, sinon du communisme, du très “possible” communisme?»
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 9 septembre 2011, dans le cadre
d'une série d'été consacrée à des acteurs de la Commune de Paris 1871.]
(A plus tard...)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire