Depuis le Cap Fréhel (Côtes-d’Armor).
A tout cycliste de juillet s’agrège un legs historique. En arrivant sur la côte découpée du Goëlo, avant d’arraisonner de front celle de Penthièvre non sans avoir léché de part en part la Baie de Saint-Brieuc, le chronicoeur savait qu’il retrouverait la mer et ses effluves d’outre-là en foulant l’un des théâtres naturels dignes des Illustres. De ceux que le Tour aime tant visiter. Mais le chronicoeur savait également que les lois de protection de l’environnement empêcheraient la caravane, ses milliers de véhicules et ses dizaines de milliers de spectateurs, de souiller le Cap Fréhel en sa pointe, là où traditionnellement les concurrents de la Route du Rhum, appareillés depuis Saint-Malo, coupent la ligne de départ plein ouest pour s’affranchir définitivement des modestes terriens que nous sommes. Le Cap Fréhel est en effet un site fragile où survit une végétation rare et heureusement protégée. Voilà pourquoi la ligne d’arrivée était située à Pléhérel, à 4 kilomètres du phare du Cap, brassé par les vents et pour une fois déserté par les curieux. Pour bénéficier de la brise de Manche et s’évader un instant du cirque ambulant, il fallait donc marcher. Mais quand on aime, on ne regrette pas sa peine.
Sur un parcours sinueux et sublime, l’étape fut vibrante d’électricité dans l’air, ce qui se solda toute la journée par des chutes spectaculaires, qui n’épargnèrent ni Alberto Contador (Saxo Bank), sans dommage, ni Tom Boonen (Quick Step), dès lors handicapé et contraint à une chasse improbable par l’arrière... Quant à l’équipe Radioshack, désespérément orpheline de son ex-mentor Armstrong, son leader Janez Brajkovic resta au tapis et vit ses congénères s’éloigner, inexorablement… Si l’échappée du jour (Gutierrez, Valentin, Turgot et Delaplace) semblait condamnée sitôt lancée, il fallut attendre que le peloton aborde les trente derniers kilomètres pour frémir un peu. Deux Français, Jérémy Roy (FDJ) et Thomas Voeckler (Europcar), prirent d’assaut les équipes de sprinters. En vain. Le peloton décida d’en finir massivement. Au petit jeu des successions de courbes dans un dernier kilomètre légèrement montant, celui qu’on attendait plus parvint à surgir du néant : Mark Cavendish (HTC). Orgueilleux comme un sprinteur, le coureur de l'île de Man avait été vexé, lors de la 3e étape, qu’on puisse remettre en cause ses qualités de finisseur. « Ne m'enterrez pas tout de suite!, ironisait-il. Sceptiques, regardez vous ! Il y a plus stupide que celui qui ne sait rien, c'est celui qui ne sait rien mais croit tout savoir. » N’enterrons pas les mauvais garçons : voici sa seizième victoire d’étape dans le Tour…
Puisque le cyclisme s’aime en mélancolie, n’hésitons pas à retourner sur nos pas. Au kilomètre 122 de l’étape, très exactement. C’est là soudain, au détour d’un virage, à la lisière d’une route ensauvagée qui dessine son horizon dans les soubresauts grisonnants de la mer au loin, que le feu de la mémoire attise les cendres des souvenirs et réduit l’épaisseur du temps. Nous sommes à Yffiniac. Et ici, allez savoir pourquoi, peut-être le fruit de notre imagination, à moins que ça ne soit le poids de l’Histoire de la Petite-Reine, nous croyons voir une France d’antan qui dessine encore les contours surannés d’un Hexagone de salle de classe. Miracle en Bretagne ? Ou mirage en pays lointain ?
Cette contrée empierrée où se forgent de sévères caractères est celle de Bernard Hinault (1). Né ici, le Blaireau a sué sang et eau toute sa jeunesse dans la côte du village, forgeant peu à peu son coup de pédale à la mesure de son tempérament (sans commentaire). Orgueilleux jusqu’à la mauvaise foi, l’ancien apprenti-ajusteur n’a rien oublié. Ni ses premiers tours de roue ; ni sa première victoire chez les cadets, à Planguenoual, à treize bornes de là, le 2 mai 1971 ; encore moins ce goût de « jadis » et ces parfums « d’hier », quand l’héroïsme des Forçats de la route se donnait à voir dans le spectacle d’un travail de souffrance, rétablissant l’homme dans la dignité de sa condition… Hier à Yffiniac, Hinault avait comme toujours pris un peu d’avance. Le peuple breton, venu en masse, y a salué le champion d’exception, honoré l’homme, partageant avec lui un moment de simplicité. Comme on feuilletterait le grand Livre. «Hinault sort des genêts et des vagues jaune acide des joncs», écrit Philippe Bordas (2). «Déboulant du bocage entre les maillots fleurdelisés. Accédant à vingt ans au Parnasse des taureaux, il reçoit la tresse païenne des dévotions. (…) Une gangue de muscles. Une pelote de haine. (…) Hinault laisse sous lui des corps sans vie.»
Hier soir, flairant les humeurs du large, le chronicoeur avait l’âme d’un débutant qui, tôt ou tard, aimerait tourner le sablier. Pour rejoindre les Illustres. Et conter les histoires fabulées. Et se les répéter. Et garder le Cap sans se soucier du lendemain.
(1) Rappelons aux plus jeunes lecteurs que Bernard Hinault, dernier vainqueur français du Tour en 1985, remporta 9 classiques majeures, 5 Tours de France, 3 Giro, 2 Vuelta, en tout 216 victoires dans sa carrière…
(2) Ceux qui n’ont pas encore lu « Forcenés » (éditions Fayard, 2008) sont coupables d’entrave à transmission de chef-d’oeuvre.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 7 juillet 2011.]
(A plus tard...)
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