Carmaux (Tarn), envoyé spécial.
Et si l’ordinaire n’était pour eux qu’extraordinaire? Et si le courage, comme obligation, n’avait pour eux que la valeur d’un legs transmis entre générations par lequel l’héritage – élégiaque et tellurien – s’honore fidèlement? Qu’il le veuille ou non, le cycliste professionnel trouble mais fascine. Il suffisait de voir Johnny Hoogerland (Vacansoleil), hier matin à Aurillac, partageant la compassion d’une foule bienveillante, signant des autographes, l’air contenté, arborant le sourire fatigué de ceux qui ont trébuché dans le précipice. Lui le miraculé d’un vol plané dans les barbelés, accident provoqué par une voiture de France Télévisions. Hoogerland et ses 33 points de suture, bienheureux de pouvoir prendre le départ de la 10e étape. Hoogerland et ses maux, ses bandages et sa rancune: «Le chauffeur ne l’a pas fait exprès, mais je ne pardonne pas. Toute ma vie je garderai les marques de cette chute.» (1)
Alexandr Kolobnev. |
Entre chutes et dopage, hier, chacun y allait donc de ses commentaires d’hécatombe. Mais le suiveur n’eut pas beaucoup de temps pour enfourner fourmes d’Amberg et autres salers, déjà la course reprenait ses droits, façon us et coutume, avec notre bonne vieille échappée du jour. Celle-ci se forma dès le matin avec six hommes embarqués – El Fares, Di Gregorio, Marcato, Vichot, Minard, Delaplace –, mais ne résista pas aux vingt-cinq derniers kilomètres. Au fond, ce fut une étape assez « calme » vers l’Aveyron, conforme au scenario envisagé. Un sprint massif, duquel émargea l’Allemand André Greipel (Lotto), plus costaud que Mark Cavendish (HTC)… Des jours, comme ça, où tout va mieux.
Dans un étrange climat où de très nombreux vainqueurs potentiels ont déjà été éliminés, retardés ou diminués sur chute (Wiggins, Van Den Broeck, Vinokourov, Horner, Gesink, Klöden et même Contador), le chronicoeur repensa un instant aux propos d’Andy Schleck, lundi soir. Le leader des Leopard s’épancha quelque-peu. Après avoir rendu hommage à Thomas Voeckler, qualifiant le porteur du maillot jaune de «coureur très, très fort» faisant «de belles et bonnes choses pour le cyclisme», le Luxembourgeois avouait vivre «le départ le plus dur» de tous ses Tours de France, reconnaissant avoir vu «des choses terribles» sur la route. «Je suis déjà très fatigué», confessait le dauphin de Contador l’an dernier, avant de se projeter: «Je crois qu'on voit un Cadel Evans plus fort que ces dernières années. (…) Dans les Pyrénées, Luz Ardiden est la plus dure des étapes. Et au Plateau de Beille, il y aura une grande sélection. Mais les Alpes, on a fait la reconnaissance, et je peux vous dire que même avec dix minutes d'avance, tout peut changer. Non, on ne connaîtra pas le vainqueur du Tour dans les Pyrénées...»
Hier soir, à Carmaux, de grands portraits de Jean Jaurès trônaient sous les combles du «gymnase de la Verrerie» transformé en salle de presse. Le chronicoeur, se sentant un peu comme chez lui, voulut hurler à la cantonade une citation du grand homme: «Quand les hommes ne peuvent changer les choses, ils changent les mots.» Ou comment transformer l’ordinaire en extraordinaire – et vice versa.
(1) Signalons au passage l’incroyable toupet (et c’est peu dire) de France Télévisions qui, hier, par la voix du commentateur Thierry Adam, a renvoyé la responsabilité de l’accident au chauffeur d’un « prestataire de service » (dixit), comme s’il s’agissait de personnels subalternes n’ayant rien à voir avec la « grande maison »… Quand on s’appelle le « service public », surtout sur les routes du Tour de France, assumer est aussi une forme de courage!
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 13 juillet 2011.]
(A plus tard...)
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