mardi 27 décembre 2022

Reste-t-il un «chemin» entre chrétiens et communistes?

Au XXe siècle, les relations entre chrétiens et communistes ont oscillé de l’anticléricalisme à la main tendue. Mais, entre la vision d’une nouvelle société terrestre et celle d’un paradis des cieux, de réelles zones de convergence existaient.

«L’amour du prochain que prêchait le christianisme antique, que certains reconnaissent comme la réalisation du communisme, est une des sources d’où découle l’idée des réformes sociales.» Quand il s’agit d’embrasser l’Histoire, Karl Marx a toujours réponse à tout. De fait, le christianisme fut dès son origine une sorte de «religion» des esclaves, des opprimés, des originaux, des exclus et de ceux qui, sensibles à la crise du monde antique, recherchaient une nouvelle façon de vivre. Dès lors, de nombreux communistes du XXe siècle, singulièrement en France, théorisèrent ainsi le rôle potentiellement révolutionnaire du christianisme. Avaient-ils tort?

Nous nous souvenons comment, avec une étonnante audace théorique et pratique, Maurice Thorez, secrétaire général du Parti communiste français, dépassa l’anticléricalisme avec son appel «à la main tendue», en 1936. Dans la même logique matricielle, le philosophe et dirigeant communiste Jean Kanapa déclarait, dans les années 1970: «Nous ne parviendrons à construire le socialisme en France que lorsque nous saurons intégrer réellement les données positives de la culture chrétienne à celle du marxisme.» Sur cette base, et parce que beaucoup y virent comme les «fils» d’une même histoire et d’un «patrimoine» de valeurs nullement figées, il existerait toujours un parcours, une expérience spécifique «à la française» par la formation de l’identité nationale, un curieux mélange où cohabiteraient Jeanne d’Arc et son inspiration religieuse, mais aussi la Révolution française et les Lumières, mais aussi la démocratie du peuple et le club des Jacobins, la Commune, les combats ouvriers, etc. Bref, l’improbable rencontre d’une France «fille aînée de l’Église» et d’une France où, plus que partout ailleurs, les luttes de classes sont poussées jusqu’au bout pour ouvrir des voies inédites, spécifiques, originales, vers une société à concevoir et à construire.

Le philosophe André Moine, l’un des artisans du dialogue entre chrétiens et communistes depuis le concile de Vatican II, n’hésitait pas à écrire: «Dans les fondements, les communistes seraient-ils des chrétiens sans le savoir et sans le vouloir? Et les chrétiens fidèles au Christ seraient-ils des communistes sans le savoir et sans le vouloir?» Et il ajoutait, singeant presque Marx: «Le rêve chrétien des premiers siècles d’une société fraternelle et égalitaire ne peut-il pas trouver, dans le socialisme, une certaine incarnation terrestre, laissant à chacun ses motivations propres, son éthique, éventuellement ses espérances dans un au-delà, sa foi ? Tout cela au nom des combats acharnés contre les misères du monde et les injustices, vers l’espérance innée, inaltérable, en un monde meilleur.»

Cette tradition «sociale» mena au combat des générations entières, comme celles de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), organisée sur une base de classe ; sans parler des prêtres-ouvriers liés aux organisations populaires, héritiers d’un Jésus «primitif», fidèles à un Christ «des pauvres» n’admettant pas le triomphe et la richesse d’une Église «établie».

Tout ne date pas de la théologie de la libération ou de Vatican II, quand, enfin, l’Église ne prétendait plus s’imposer sans exclusive au monde mais se déclarait servante de l’humanité, ici sur Terre. À y regarder de près, ne soyons donc pas étonnés des références au Christ ou aux évangiles chez les philosophes et nombre de révolutionnaires, comme du reste dans le domaine de la production, les références se font au droit romain. Rousseau et d’autres philosophes tentent de transformer des idéaux chrétiens en une sorte de religion civile: Dieu se transfère dans la Raison! Comme si les thèmes de la Révolution – liberté, égalité, fraternité –, aux fondements philosophiques, avaient une « reconnaissance » chrétienne dont les sources vont jusqu’aux Écritures. Cité par Jean Jaurès, Robespierre n’assure-t-il pas: «La lumière du Christ n’était que l’aube annonçant la lumière divine de la liberté»? Et dans son «Histoire de la Révolution française», Jaurès observe: «C’est jusqu’au bout le mélange de libre exaltation chrétienne et de ferveur révolutionnaire.»

Friedrich Engels disait: «Comme les autres grands mouvements révolutionnaires, le christianisme est l’œuvre des masses.» Reste-t-il un «chemin» commun entre chrétiens et communistes, ou doit-on désormais conjuguer cette histoire au passé? Comme un symbole, n’oublions pas la figure de Chris Hani, compagnon de Nelson Mandela, martyr du mouvement de libération en Afrique du Sud. Dans le pays de l’apartheid vaincu, il était chrétien et secrétaire général du Parti communiste.

[ARTICLE publié dans l'Humanité Magazine du 22 décembre 2022.]

SOS Médecine !

Pour les soignants, le «nouveau monde» ressemble furieusement à celui d’avant… en pire!

Les années passent et notre système de santé continue de s’effondrer. Alors que nous traversons une triple menace, celles d’une diffusion à haut niveau du coro­navirus, d’une épidémie de bronchiolite aiguë et de grippe, plusieurs collectifs appellent donc à la grève les médecins libéraux jusqu’au 2 janvier, dans le but, notamment, d’obtenir une revalorisation des tarifs de leurs consultations de 25 à 50 euros. On pensera ce qu’on voudra de ces motivations, mais ces fermetures de cabinets, en pleines fêtes, augmentent évidemment la pression sur les centres hospitaliers, déjà exsangues, et aggravent une situation proche de l’apoplexie. D’ores et déjà, les passages aux urgences sont en forte hausse, de 20 à 30% par rapport à la normale.

Tel un cruel révélateur, l’inquiétude des autorités face à cette nouvelle épreuve sanitaire en dit long sur l’ampleur du moment. Tandis que le ministre de la Santé, François Braun, parle d’«un cap difficile à passer», l’urgentiste Patrick Pelloux évoque pour sa part une situation «jamais vue», même au plus fort de la crise du Covid. Et il avertit: «Nous ne sommes pas au bord de la saturation, nous sommes totalement saturés.» En vérité, partout sur le territoire, les conditions d’accès aux soins ne sont plus tenables et deviennent dangereuses patients, plus ou moins mis en danger selon les circonstances.

On ne dira jamais assez la respon­sabilité des gouvernements successifs et le manque d’anticipation de l’actuel exécutif. Depuis mars 2020, date du premier confinement, non seulement rien n’a changé, mais tout paraît plus encore sombre et en voie de démembrement accéléré. Une affligeante constatation s’impose : pour les soignants, le « nouveau monde » ressemble furieusement à celui d’avant… en pire! Soyons sérieux. Le problème vient-il de l’afflux de patients dans les services, ou du manque de places dans les hôpitaux ? N’oublions pas que 100 000 lits ont été supprimés en vingt-cinq ans et que, aujourd’hui en Île-de-France, environ 30% des lits restent désespérément fermés par manque de personnel. L’idée d’un pays «déclassé» ne vient pas de nulle part, quand bien même la protection de la santé figure dans notre Constitution. En sommes-nous toujours dignes? 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 27 décembre 2022.]

lundi 26 décembre 2022

Haine(s)

Les insultes faites à Annie Ernaux…

Nobel. En vérité, nous nous attendions à des réactions d’une grande hostilité, pour ne pas dire de malveillance brute, bête et méchante. Mais à ce point de haines (qu’il convient d’accorder au pluriel), encore aurait-il fallu imaginer que la France des Lettres s’était quelque peu oubliée dans la décrépitude des déclinologues et autres réactionnaires de la pire espèce, capables de tout justifier pour distiller leur poison d’une certaine idée de la «nation». Ainsi donc, notre prix Nobel de littérature, Annie Ernaux, depuis une consécration mondiale qui ne plaît pas à tout le monde, se voit dénigrée, insultée jusque dans son art, niée dans ses engagements de toujours. On lui reproche tout et son contraire, avec une constance assez infâme : moqueries sur son «absence de style» (sic) ; railleries sur ce prix nullement «mérité», qui ne serait que le «fruit de circonstances féministes mondiales» ; accusations d’antisémitisme, en raison de son soutien au mouvement de boycott d’Israël, de racialisme, de séparatisme, etc. Tout est prétexte à cette sorte de «grand chelem» de la Réaction, comme si la littérature elle-même n’était plus l’objet de la discussion et des disputes, comme si le Nobel en question était une littérature sans littérature, presque une anormalité, une monstruosité… Et pourtant, en devenant la première Française à obtenir l’éminente récompense, l’autrice de la Place a offert à notre pays son seizième Nobel de littérature, confortant un peu plus la terre de Mauriac, de Sartre et de Camus dans son enviable statut de pays le plus primé, devant les États-Unis. De quoi se réjouir? Bien sûr que non. Les charognards ne manquent pas…

Cabale. Tous s’y sont mis. Finkielkraut, Zemmour, Valeurs actuelles, le Point, l’Express… et même le Figaro Magazine, qui osa titrer: «Annie Ernaux, prix Nobel de littérature : et si c’était nul?» Comme par hasard, la violence des propos, qui s’apparente à une cabale coordonnée, nous vient de la droite et de son extrême, dans la plus folle des expressions. Dans Causeur, le «chroniqueur» Didier Desrimais affirma même que «le choix de la romancière par l’Académie suédoise» était «moins littéraire que politique, voire politiquement correct». Retour de la fameuse expression fourre-tout : politiquement correct. Et l’homme d’ajouter: «Annie Ernaux, prix Nobel. C’était prévisible. La platitude autobiographique, l’absence de style, la bien-pensance gauchisante, la simplicité du binarisme sociologique à la Bourdieu appliqué à la littérature la plus décharnée et l’égocentrisme camouflé derrière un misérabilisme social devenu un fonds de commerce littéraire étaient déjà les gages d’une reconnaissance de la caste médiatico-littéraire.» Vous avez bien lu.

Forçats. Ce Nobel dérange? Tant mieux! D’autant que le bloc-noteur perçoit bien les conséquences de l’assignation domestique aperçue plus haut, par laquelle les femmes doivent rester à leur place – même par le talent. Annie Ernaux n’a jamais été domestiquée, ni en littérature ni dans sa vie de citoyenne: voilà son tort, son grand tort. D’ailleurs, recevant son Nobel, elle osa déclarer qu’elle écrivait «pour venger ma race et mon sexe». De quoi surprendre le quarteron de mâles blancs, non? Cette phrase, précisa-t-elle, fut «écrite il y a soixante ans, dans mon journal intime, (…) elle faisait écho au cri de Rimbaud : “Je suis de race inférieure de toute éternité.” J’avais 22 ans. J’étais étudiante en lettres dans une faculté de province, parmi des filles et des garçons pour beaucoup issus de la bourgeoisie locale». Rimbaud, bien sûr, «le Poète prendra le sanglot des Infâmes, la haine des Forçats, la clameur des Maudits». Magnifique et audacieux. Annie Ernaux confessa aussi: «Je pensais orgueilleusement et naïvement qu’écrire des livres, devenir écrivain, au bout d’une lignée de paysans sans terre, d’ouvriers et de petits commerçants, de gens méprisés pour leurs manières, leur accent, leur inculture, suffirait à réparer l’injustice sociale de la naissance.» Et enfin: «Pour inscrire ma voix de femme et de transfuge social dans ce qui se présente toujours comme un lieu d’émancipation, la littérature.» Merci, Madame! 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 16 décembre 2022.]

vendredi 2 décembre 2022

Exil(s)

La main tendue de Régis Debray.

Flamboyance. «La gravité est une maladie de jeunesse. L’ambition aussi.» Par ces mots moins anodins qu’il n’y paraît, Régis Debray situe d’entrée le «cadre» de son dernier livre, l’Exil à domicile (Gallimard), aussitôt rehaussés par cette autre formule: «Un rescapé du monde d’avant a beau s’être répété que “la France ne peut être la France sans la grandeur” parce qu’il a lu les bons auteurs, le petit buveur, petit joueur et tireur de petits coups en vient assez vite à décapiter les lettres capitales. À se fondre, sans tristesse ni remords, dans le juste milieu d’une très moyenne condition humaine.» Le philosophe et médiologue, comme à l’accoutumée, écrit ici, avec la flamboyance qui sied à sa propre histoire littéraire, en volant haut et loin de notre époque – en apparence. Depuis plusieurs livres, nous sentons chez Régis Debray la tentation de «conclure». Sans s’y résoudre, Dieu merci. Il suggère néanmoins: «L’époque est inhabitable? On peut s’en choisir une autre plus accueillante. (…) La condition, bien sûr, pour pouvoir serrer aujourd’hui la main qu’un grand poète ou un dramaturge nous tendent à travers les siècles, c’est que leur langue puisse encore chanter ou résonner en nous.» Et ajoute: «D’où peut venir une inquiétude, car une langue dont les locuteurs n’écrivent plus de poèmes ni de pièces de théâtre est une langue qui se meurt, ou déchoit en dialecte. Autant dire une communauté en partance, qu’on traitera bientôt de collectivité, en style préfectoral.»

Partageux. L’avertissement est brutal mais nous «parle». Amer, Régis Debray? Sans doute: «Le véritable exil n’est pas d’être arraché de son pays ; c’est d’y vivre et de n’y plus rien trouver de ce qui le faisait aimer.» Lui qui théorisa la mort de l’intellectuel à la française dès 1979 dans le Pouvoir intellectuel en France, puis dans i.f. suite et fin (2000), voilà qu’il se sent désormais «obsolète». Surtout quand il pointe à quel point le décor compte dès que nous parlons d’idées: «Une pensée nonobstant pour les barbudos d’antan, ces Latinos épiques qui, au gros cigare capitaliste, opposaient le Cohiba du rebelle – dont on peut retrouver une boîte ouvragée et fleurant bon le santal à Colombey-les-Deux-Églises, bien en évidence dans le salon du général.» Le pied de nez ne s’arrête pas là. Il poursuit ainsi, tel un cours magistral: «Un seul regret : que, sur la liste des espèces à sauvegarder, à côté des animaux à fourrure, ne figurent pas nommément l’archéo-jacobin, le socialiste d’antan, le vieux compagnon de route, le planificateur au chômage, l’anarcho-syndicaliste de haute époque, le partageux des temps jadis, l’ingénieur des âmes au rancart et tant d’autres laissés-pour-compte de notre marche en avant.»

Retouches. Rassurons-nous. Dans sa fervente revendication et réaffirmation des bases solides en voie de dislocation collective, Régis Debray n’en reste pas à une sorte de « c’était mieux avant » qui, par lui, n’aurait évidemment aucun sens quand bien même il lui arrive de sur-jouer cette illusion. Tout au contraire parvient-il, par la provocation ou la convocation de la plus haute philosophie, à envoyer des messages à la postérité. La plus belle qui soit : celle de nos engagements en tant que fidélité totale. L’Exil à domicile questionne en effet «tous ces malentendus qui bout à bout finissent par faire une vie». «Pourquoi ceci demeurera plutôt que cela?» demande-t-il d’ailleurs, nous rappelant l’un de ses derniers livres, D’un siècle l’autre (Gallimard, 2020), dans lequel il regardait la page se tourner avec lucidité: «Je parle d’un temps révolu, celui des Humanités, où les chiffres n’avaient pas encore pris le pouvoir.» Il citait alors Marx, comme un retour de flamme: «Il ne s’agit plus d’interpréter le monde mais de le transformer», confessant au passage la pire des vérités: «On n’a rien changé, mais on s’est mis au propre. J’ai fait mon temps, mais n’ai rien fait du temps qui m’a fait.» Cette fois, il écrit: «Le Livre des morts qui ne meurent pas est fait d’inlassables retouches.» Une invitation à ne pas renoncer, en somme. Régis Debray tend la main – à ceux qui voudront bien la saisir. 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 2 décembre 2022.]

mardi 29 novembre 2022

Déconfinement

En Chine, la colère se déconfine...

Pékin, Shanghai, Ürümqi, Nankin, Canton, Zhengzhou, Wuhan, Chengdu, Chongqing… Depuis quelques jours, des dizaines de milliers de personnes participent à des manifestations en Chine, malgré les risques encourus qui peuvent se solder par des peines de prison à vie. S’il ne s’agit que d’un mouvement parcellaire – pas coordonné mais simultané –, le simple fait d’en signifier l’émergence à défaut de son ampleur témoigne d’une espèce de moment « protohistorique » dont il faut bien se garder de pronostiquer la suite. À l’échelle du pays, ne caricaturons pas. Grèves et protestations s’avèrent moins rares que ce que nous avons coutume de croire, vu de chez nous. Néanmoins, ces rassemblements inédits depuis Tian’anmen en 1989 disent quelque chose du « symptôme » chinois. Preuve, l’émergence de slogans contre le président Xi Jinping et le Parti communiste chinois (PCC) : « Xi Jinping, démission », « Halte à la présidence à vie », « On n’a pas besoin de tests mais de liberté », « Rendez-nous le cinéma, halte à la censure » ! Qui eût cru possible que des Chinois courageux en viennent à brandir des feuilles de papier blanc, tenues à bout de bras dans les rues, symboles d’une population qui ne peut pas toujours écrire ce qu’elle a sur le cœur mais n’en pense pas moins ?

La gestion du « zéro Covid » est aussi passée par là, dans un pays où la peur endémique des épidémies ne date pas de 2019. Notons, au passage, que la levée des restrictions dans de nombreuses provinces a provoqué une flambée de nouveaux cas. Des quantités certes négligeables, comparées au 1,4 milliard d’habitants. Sauf que la sous-vaccination des personnes âgées et le manque d’efficacité des vaccins nationaux incitent les autorités à la prudence, tandis que 230 milliards d’euros ont été dépensés en faveur de la politique des tests… D’autant qu’un changement de paradigme est peut-être en cours. Les colères du « zéro Covid », additionnées aux ras-le-bol préexistants, semblent toucher toutes les catégories sociales, que ce soit les classes moyennes des grandes mégalopoles, incarnées par les jeunes, ou les ouvriers des campagnes et des usines, comme à Foxconn. Incontestablement une nouveauté, même si la contestation du pouvoir reste, à ce jour, très embryonnaire.

[Editorial publié dans l'Humanité du 29 novembre 2022.]

Ballon(s)

Une autre histoire de France… en crampons.

Révélateurs. Le football, continent mémoriel aussi vaste qu’une Histoire des hommes presque bicentenaire, ne parle pas que de sport, de buts ou de dribbles. Il dessine aussi, avec une profondeur de champ assez phénoménale, les portraits intimes et collectifs de joueurs qui épousent, souvent, une forme de récit national. Alors que les matchs se poursuivent au Qatar, et dans l’attente que cette infamie s’achève, le bloc-noteur propose un fabuleux pas de côté, sinon un contre-pied, avec la lecture fascinante d’Une histoire de France en crampons (éditions du Détour). L’auteur, désormais connu des lecteurs de l’Humanité, s’appelle François da Rocha Carneiro, docteur en histoire contemporaine à l’université d’Artois. Grâce à lui, puisqu’il en eut l’idée originale, nous avons réalisé notre hors-série intitulé Une histoire populaire des Bleus (en vente depuis début novembre). François da Rocha Carneiro, qui ne fait pas les choses à moitié, a sélectionné 23 matchs internationaux entre 1908 et 2020, qu’il relate magistralement, tous révélateurs d’enjeux politiques et sociaux. Nous y voilà.

Document. Celui qui résume le mieux l’intensité du propos n’est autre que l’historien Patrick Boucheron, préfacier prestigieux de ce livre : « En historien averti des enjeux politiques de sa discipline, François da Rocha Carneiro excelle à faire de chaque récit de match une belle leçon d’histoire générale. À le lire, on comprendra donc beaucoup sur l’histoire de France, de ses régions, de ses passions, de ses horizons. » Et il ajoute, élogieux : « Indemne de toute nostalgie, son écriture de l’histoire ne cesse au contraire de relancer l’enthousiasme d’un regardeur de match qui ne conçoit pas son métier d’historien autrement que comme un art du récit. » François da Rocha Carneiro l’exprime à sa manière : « Nous sommes des esprits, des âmes, mais aussi des corps. Et ces corps-là, que l’on admire sur des terrains, disent quelque chose d’un pays. Un match nous informe par les hommes qui le composent, l’adversité proposée… C’est un document comme un autre pour écrire des histoires de France. Tout ce qui forge la trame de la vie collective d’une communauté. »

Héritiers. Par ses choix, le livre nous permet de comprendre une certaine « permanence » autour de notre équipe nationale. Tout resurgit, la passion populaire plus ou moins fluctuante, la place prépondérante de la presse écrite au XXe siècle, sans rien omettre, bien sûr, des interrogations et autres errements sur les origines des joueurs – thématique aussi vieille que le ballon rond lui-même. Les héritiers de l’immigration que furent les « Polaks » ou les « Ritals », puis les Africains du Nord, sans oublier le choc politique que constitua le départ, en 1958, des joueurs algériens de l’équipe de France, qui décidèrent de rejoindre le FLN en pleine guerre d’indépendance (gloire à eux !). Tous ces faits nous rappellent combien les polémiques très contemporaines sur une soi-disant « ascendance africaine » des footballeurs français puent toujours le racisme et la haine de classe. François da Rocha Carneiro ne néglige rien. Ni la place, peu fréquente, laissée aux mouvements sociaux, au temps du Front populaire (1936) comme à Knysna (2010) ; ni la complexité des relations internationales dans le chaos des guerres, des fascismes et du nazisme ; ni les attentats de novembre 2015, dont un au Stade de France ; ni l’épidémie de Covid. L’auteur le répète : « L’Histoire donne une autre dimension au présent, révèle une profondeur du temps. C’est valable pour un match de football, pour un hors-jeu qui est sifflé, ou un schéma tactique ! » Ainsi pourrait-on évoquer une sorte d’« historicisation du temps sportif », ce qui permet d’entrevoir, derrière la face visible, une réalité bien plus complexe. Du grand art.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 25 novembre 2022.]

vendredi 18 novembre 2022

Ambiguïtés

Le Qatar coche toutes les cases de l’infamie.

Scandale. Le « quoique » résonne souvent comme un « parce que ». Et nos réactions raisonnées au choc émotif, fort salutaires en elles-mêmes, ne savent pas toujours cacher nos ambiguïtés. Ainsi en est-il de cette maudite Coupe du monde de football qui débute ce dimanche, au Qatar. En général, et en toutes circonstances, le bloc-noteur s’emploie à exalter la passion populaire, qu’il défend et honore en tant que genre. Cette fois, nous nous en dispenserons. Même si, comme pour beaucoup, une question reste ouverte, celle de savoir s’il va être « éthiquement » possible de regarder quelques matchs. Car, autant le clamer haut et fort : cette grand-messe vécue en mondovision, que des milliards d’amoureux attendent toujours, ne sera pas, cette fois, la grande fête populaire qui rassemble les peuples. À tel point que l’Humanité a décidé de placer ce Mondial sous une bannière évidente : « Qatar 2022, plus jamais ! » De la désignation à l’organisation, en passant par les milliers de morts sur les chantiers ou les atteintes aux droits humains, tout pue le scandale. Le Qatar coche en effet toutes les cases de l’infamie. Personne, pas même les joueurs qui s’y trouvent, ne pourra dire qu’il ne savait pas que ce désastre aurait lieu…

Réalité. Dès lors, nous voici donc devant ce que nous pourrions appeler « un éloge impossible ». À la manière de Roland Barthes, la « métaphore du stade » n’a plus de saveur, même soumise à la nécessité épique de l’épreuve, à son indéfectible incertitude, au vertige des hommes se disputant jusqu’à la sueur une parcelle de terrain réglementée. Au stade suprême du capitalisme, lorsque la nouvelle religion ultralibérale aura épuisé son pouvoir liturgique, peut-être ne subsistera-t-il que deux passions populaires sacralisées qu’aucune révolution humaine n’aura pu renverser: le foot et la télé. À l’heure de l’hyperspectacularisation des théâtres sportifs, diffusés partout et scénarisés à outrance, admettons que le sport a définitivement cessé d’être ce terrain d’expérimentation du néocapitalisme qu’il était encore dans les années 1980. En ce XXIe siècle, il est tout simplement devenu l’un des cœurs névralgiques de la globalisation à marche forcée. Le bien-être moral, physique et collectif des individus s’est progressivement effacé derrière la musculation des entreprises et la consolidation des investissements financiers. Voilà la réalité du monde dont on nous dit aujourd’hui qu’il est achevé, hermétique, organisé une fois pour toutes, fût-ce sur des tas de cadavres. La logique commerciale du monde des affaires a imposé ses exigences. Le sport demeure une valeur sûre. En tant qu’activité économique, il connaît des taux de croissance dignes de ceux de la Chine, de 10 à 15 % l’an. Il est même passé, dans notre pays, de 0,5 % du PIB à la fin des années 1970, à plus de 2,5 % en 2020 ! Le mode de « régulation » du sport, livré à une espèce de productivisme des marchés, pousse donc à tous les excès, à tous les fourvoiements.

Insulte. Chacun se retrouve face à sa conscience. Téléviseur allumé ou éteint ? En attendant, nous avons toutes les raisons de nous détourner de ce spectacle outrageant de puissance communicative, penser qu’il n’est plus qu’un théâtre désenchanté, l’antre piétiné d’une humanité de contrebande hantée par la légende mythifiée de héros de pacotille transformés en truqueurs survitaminés et en Picsous sponsorisés et mieux payés que les patrons du CAC 40. La bataille pour l’avènement d’un sport populaire n’est évidemment pas perdue. Mais le Qatar insulte l’à-venir. Le légendaire entraîneur de Liverpool, Bill Shankly, répétait souvent : « Le véritable socialisme, c’est celui dans lequel chacun travaille pour tous les autres et où la récompense finale est partagée équitablement entre tous. C’est ainsi que je vois le football et c’est ainsi que je vois la vie. » Durant un mois, nous allons vivre tout le contraire… 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 18 novembre 2022.]

mercredi 16 novembre 2022

Inhumanité

Ce jour-là, vingt-sept migrants furent repêchés, dont ceux de six femmes et d’une fillette. Il n’y eut que deux survivants.

Certains récits ravagent les esprits… Alors que les trois semaines d’errance du navire de secours Ocean Viking, en Méditerranée, sont encore dans tous les esprits en tant que révélateur du désastre européen des politiques migratoires, les révélations du Monde – insupportables – sur les conditions du naufrage d’une embarcation de fortune transportant des migrants, survenu le 24 novembre 2021 dans la Manche, nous laissent sans voix et provoquent un profond sentiment de honte et de colère. Les faits s’avèrent terribles, puisque les investigations sur ce drame, un an après l’ouverture d’une information judiciaire, révèlent qu’au moment où la tragédie se produisait les occupants du bateau ont appelé à de très nombreuses reprises les secours français. La divulgation des communications en atteste : malgré les cris et les pleurs, audibles sur les enregistrements, aucun moyen de sauvetage n’a été envoyé…

Ce jour-là, vingt-sept corps furent repêchés, dont ceux de six femmes et d’une fillette. Il n’y eut que deux survivants, pour ce qui reste le naufrage le plus grave depuis que des migrants entreprennent de rejoindre l’Angleterre à bord de canots pneumatiques. La localisation exacte du bateau avait d’ailleurs été communiquée dans la nuit, à deux reprises, au centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage maritimes (Cross) du Gris-Nez (Pas-de-Calais), composé de militaires et sous l’autorité du préfet maritime de la Manche et de la mer du Nord. Pourtant, en toute inhumanité, le Cross n’enverra aucun moyen de sauvetage et se contentera de saisir le centre de coordination des secours anglais, à Douvres. Pire, une opératrice du Cross a même menti aux occupants en leur disant de garder leur calme et que les secours arrivaient… Cynisme absolu.

Cette sordide histoire, qui s’apparente à un délit majeur de non-assistance à personnes en danger, s’est déroulée en France, et toute une chaîne de commandement a fermé les yeux jusqu’à provoquer l’irréparable, la mort d’êtres humains. Depuis ces révélations, nous sommes frappés par le silence assourdissant des autorités, de l’exécutif… et de la plupart des médias dominants. Comme la marque infâme d’une banalisation poussée à l’extrême.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 16 novembre 2022.]

lundi 7 novembre 2022

Laminoirs

Un Français sur quatre déclare être en «situation précaire».

Il arrive parfois, hélas, dans la vie de nos sociétés, que les informations les plus essentielles passent à peu près inaperçues, comme ensevelies sous le flot ronflant et tragique d’une actualité sens dessus dessous. Alors que nous traversons toutes les crises cumulées (climatiques, énergétiques, alimentaires, guerrières, sociales, politiques, etc.), une étude réalisée par l’institut Ipsos pour le Secours populaire français, révélée en fin de semaine dernière, nous annonce une catastrophe en cours, là, sous nos yeux, et tend sur la France un miroir cruel: un Français sur quatre (27%) déclare être en «situation précaire».

Vous avez bien lu. Dans les tréfonds du pays, comme une traînée de poudre en voie d’explosion sociale à la manière d’un incendie incontrôlable, les fins de mois difficiles deviennent impossibles, ni plus ni moins, et fonctionnent massivement comme autant de laminoirs qui ruinent l’existence des familles et obscurcissent toutes perspectives. Prenons bien la mesure de ce qui se trame au cœur de la sixième puissance mondiale: 75% des parents renoncent aux loisirs, 42% se privent de nourriture pour tenter d’«offrir de bonnes conditions de vie» à leurs enfants quand 33% affirment ne pas être en mesure d’avoir une alimentation variée, tandis que 34% renoncent à se soigner malgré des problèmes de santé. Terrifiants aveux…

En 2022, entre 3,5 et 10 millions de personnes se trouvent dans cette situation. Combien en 2023? Et dans les années futures? Derrière les chiffres, l’insupportable réalité des inégalités stratosphériques. Car, pendant ce temps-là, les faits sont têtus et rien ne se passera sans des taxations d’exception, dans un premier temps, puis une redistribution et une répartition des richesses, à long terme, sans oublier une refonte globale du système fiscal. À l’image du contexte mondial grâce auquel les milliardaires ont pullulé depuis la crise de 2008 et pendant la pandémie de Covid 19, notons que, en France, les 500 plus grandes fortunes sont passées à elles seules entre 2010 et 2021 de 200 milliards à 1 000 milliards, soit de 10 % du PIB national à près de 50 % du PIB, deux fois plus que tout ce que possèdent les 50 % les plus pauvres! La cruauté des statistiques dit souvent l’inhumanité et l’indécence des puissants.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 7 novembre 2022.]

vendredi 4 novembre 2022

Miroir(s)

Le magistral roman de Gérard Mordillat, sur les traces du suaire…

Vertigineux. Trois époques (XIVe, XIXe et XXIe siècle), trois femmes aux prénoms voisins (Lucie, Lucia, Lucy), trois pays, deux mille ans d’histoire et une seule et même énigme: le suaire de Turin. Avec son dernier roman, Ecce Homo (éd. Albin Michel), l’écrivain et cinéaste Gérard Mordillat signe l’un de ses plus éblouissants récits en tant que genre. Le bloc-noteur ne le cachera pas d’emblée: voici une œuvre magistrale qui prend déjà place dans la grande bibliothèque des Illustres. «Depuis trente ans, le suaire ne m’a jamais quitté, explique l’auteur. Son image traverse mes films comme mes livres. Mon intérêt vient de très loin : d’un projet cinématographique à la fin des années 1980, de la lecture du livre d’Ulysse Chevalier, Étude critique sur l’origine du saint suaire de Lirey-Chambéry-Turin (Paris, Picard, 1900) et de tous les travaux sur la littérature chrétienne et musulmane que nous avons réalisés avec Jérôme Prieur…» Au centre de la cible de ce texte vertigineux, qui emprunte tous les attributs de l’art romanesque en puisant dans la chair du réel absolu, nous trouvons comme la définition ultime de l’alliage entre l’image et le texte, tels des siamois. Vingt-cinq ans après le choc que constitua Corpus Christi, série documentaire devenue culte avant de devenir publications, Gérard Mordillat s’attaque non pas à «l’image du Christ» mais à l’image de Jésus. «Le Christ n’est pas une personne, c’est un titre, rappelle-t-il. Les synoptiques (Marc, Matthieu, Luc) donnent une version différente de la crucifixion selon Jean, et seulement dans ce dernier évangile. Et il ne faudrait suivre que celui-là?»

Œuvre. Que les choses soient claires, Ecce Homo porte un point de vue d’Histoire – avec sa H tranchante. Sachant que nous ne disposons d’aucune description physique de Jésus dans les Évangiles ni dans toute la littérature néotestamentaire, l’authenticité du suaire est scientifiquement contestée par les spécialistes, sans parler de l’Église, qui ne l’a jamais reconnu et a même mis fin à la polémique en 1987, à la demande du Vatican, en ordonnant des tests au carbone 14. Conclusion : les sources historiques furent confirmées. En conséquence, nous pouvons admettre que le suaire ne constitue pas un « faux », mais une œuvre peinte au XIVe siècle. Comme le signifie Gérard Mordillat: «Par sa rusticité, ses maladresses (la figure de dos est plus longue que celle de face de 14 centimètres), ses imprécisions (les bras et les doigts sont immenses), son hérésie latente (les mains sont croisées sur le pubis) le suaire devrait être exposé au musée de l’Art brut à Lausanne.» Et il ajoute: «Le suaire préfigure le cinéma! C’est une figure projetée sur un écran dans une pièce sombre dont l’entrée est payante. C’est le destin de cette image et de son utilisation subséquente qui m’intéresse depuis toujours. Image peinte, puis image photographiée, puis image cinématographiée. Bref, une image réinventée à chaque siècle.»

Vérité. Mais revenons au roman en question, puisque «la fiction est plus généreuse et souvent plus exacte que l’Histoire», comme le dit si bien Erri de Luca. Trois chapitres monumentaux scandent cette enquête à travers les âges, avec trois héroïnes féministes aux destins rudes et tragiques, dans un monde de domination masculine où l’Église – à ne pas confondre avec le christianisme – joue souvent le mauvais rôle. Lucie, la première (XIVe siècle), fut probablement la faussaire, la peintre du suaire, soumise au diktat d’un religieux fou de foi mais sans loi, à Lirey, en France. Lucia, la deuxième, croise le Turin de la fin du XIXe siècle, quand la ferveur envers le suaire confine à l’obscurantisme. Enfin, Lucy, jeune cinéaste d’un film précisément sur le suaire, traverse les États-Unis du nationalisme et des aveuglements du trumpisme. Le narrateur l’affirme: «La vérité n’était qu’apparence, illusion.» Et Lucy, vers la fin du roman, clôt l’affaire: «Couronnée de l’auréole du savoir, peinture, photo, cinéma, littérature, il n’y a pas de vérité univoque mais une multitude de vérités comme les éclats d’un miroir brisé sur le carrelage. Chacun s’accapare un fragment du vrai pour s’y découvrir en reflet. C’est subtil, c’est tortueux, c’est complexe.» Magnifique de bout en bout…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 4 novembre 2022.]

jeudi 3 novembre 2022

L'histoire de France des Bleus

Un hors-série exceptionnel de l'Humanité. De 1904 à 2022, nous retraçons de manière inédite les moments marquants de l'histoire de la sélection nationale, des grandes figures et du football français en général.  

Une autre histoire de France, ni plus ni moins… De 1904 à 2022, telle une trajectoire unique en son genre, jamais cette aventure du football de notre pays n’avait été racontée. En publiant un hors-série qui fera date, l’Humanité entend réparer cet oubli: 124 pages grand format, des centaines de photographies, une centaine d’articles, avec les contributions des meilleurs spécialistes du sujet, historiens, universitaires, auteurs, journalistes. Des origines à nos jours, ce travail collégial entend présenter cette épopée sous un angle inédit. Il s’agit non seulement de retracer les moments marquants de l’histoire des Bleus, mais aussi d’évoquer les grands dossiers du ballon rond qui surgissent au cours de ce long siècle, en plaçant au cœur de ces pages le joueur international au-delà de la fascination que peut provoquer une vedette populaire.

Rendons grâce à François da Rocha Carneiro, docteur en histoire contemporaine (Crehs, université d’Artois), qui débarqua un jour à la rédaction pour nous proposer ce projet un peu fou. L’idée originale lui revient, et ce ne fut pas un hasard. Auteur lui-même d’un formidable livre, Une histoire de France en crampons (éditions du Détour, 2022), récent lauréat du prix du document sportif, François nous a guidés sur le chemin de la connaissance approfondie, singulièrement celui qui remonte à la genèse du football français, au temps de l’amateurisme après la fondation du premier club sur le territoire, Le Havre Athletic Club, alors que le ballon rond commençait péniblement à se structurer. Où l’on apprend, par exemple, que la loi de 1901 sur la liberté d’association permit aux tout premiers clubs de disposer d’une assise juridique pour se développer, jusqu’à la création de la Fédération française, en 1919.

Guerres, grèves, colonisation, immigration : autant d’enjeux inséparables du spectacle des stades. Tant de victoires «fabuleuses», tant de défaites «mémorables» rythment les souvenirs collectifs de la France, tandis que les matchs et les trajectoires personnelles et intimes de nos Bleus écrivent, à leur façon, l’aventure intérieure d’un pays continuellement tourné vers l’universel. Qui se souvient de Pierre Chayriguès, plus jeune gardien de l’équipe de France de l’avant-professionnalisme? Qui a croisé le nom du sélectionneur Michel Simon, dirigeant zélé et intelligent, mort au front en 1915? Qui connaît encore Yvan Beck, le «Yougo», devenu français en 1933 durant la montée des fascismes, avant de s’engager dans la Résistance et les FTP?

Après l’avènement du monde professionnel, puis les soubresauts terrifiants de la Seconde Guerre mondiale, la suite est plus connue du grand public, lui-même devenu acteur essentiel de cette longue trajectoire « populaire et universelle », comme le relate Fabien Gay, le directeur de l’Humanité: «Si des sports ont des qualificatifs qui leur donnent un prestige (le noble art pour la boxe) ou que des compétitions rassemblent au-delà de leurs seuls amateurs, comme la Grande Boucle pour le Tour de France ou les jeux Olympiques et Paralympiques, c’est bien le football qui mérite de se voir apposer ces adjectifs.» Car nul autre sport n’est semblable, par son appropriation collective mais aussi par ses figures incontournables. Qu’aurait été le football français sans les « héritiers de l’immigration », les Larbi Ben Barek, Raymond Kopa, Michel Platini, Zinédine Zidane, Karim Benzema et tant et tant d’autres? Serions-nous qui nous sommes sans l’engagement contre le colonialisme et pour l’indépendance de l’Algérie, sans l’apport des footballeurs d’Afrique du Nord et l’incroyable histoire de la création, en 1958, de l’équipe nationale du FLN, ces «joueurs de la liberté» comme nous les nommons, les Mustapha Zitouni ou Rachid Mekhloufi?

De la première (1998) à la deuxième étoile (2018) accrochées pour toujours au maillot bleu, des emblématiques stades (Bauer à Saint-Ouen, Colombes, etc.) aux plus grands clubs qui marquèrent le XXe siècle (le Red Star, Reims, Saint-Étienne, etc.), en passant par les principaux de nos adversaires étrangers, les arbitres, le football féminin et le tournant des «années fric», ce hors-série relate dans le détail ces cent vingt années de péripéties et de récits qui ont nourri toutes les passions imaginables et inavouées, loin des folies et des ignominies du Qatar. Sans rien dévoiler, vous découvrirez également le « onze » de la rédaction de l’Humanité, qui ne ressemble à aucun autre, puisque chacun de nos sélectionnés porte un «fragment» de l’histoire du pays. Cette histoire en ampleur, en quelque sorte, que résuma un jour Éric Cantona: «Mon plus beau but? C’était une passe.» Cette philosophie est la nôtre.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 3 novembre 2022.]

lundi 31 octobre 2022

Affrontement(s)

La lutte des classes pour sortir de l’échec.

Époque. Non, notre avenir ne se résume pas à un business plan, en une époque où nous survolons les données macroéconomiques en tant que radiographie d’une France en mutation. Entre révolution du rapport au travail, inflation inquiétante, abstention galopante et ­capharnaüm aux portes du pays, ne serait-il pas temps de bous­culer cette vieillotte et fallacieuse distribution des rôles en redonnant du « sens » à l’horizon de notre société? À propos d’«époque», nous éprouvons à quel point la nôtre a jeté aux orties le «pourquoi» et le «comment», et n’admet désormais quasiment plus qu’un adverbe fétiche, hors duquel point de salut: combien? C’est la pente arithmétique imposée à tous. Faire du chiffre, pour mériter l’estime générale. Nous dévalons avec effroi, tandis que dans le cœur vivant des citoyens qui souffrent des crise, tout s’affaisse, jusqu’à la peur du lendemain.

Décor. Il n’y a pas si longtemps, en 2021, la lecture de l’essai cosigné par Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, la France sous nos yeux (Seuil)pavé de près de 500 pages, nous avait passionnés autant qu’inquiétés. Aucune réponse ne s’y trouvait, mais le coup de scanner donné à toutes les structures du pays était saisissant de vérité. Une véritable «grille de lecture» actualisée de la société. Les auteurs s’étaient en effet lancés dans la rédaction de l’ouvrage après s’être rendu compte que les études sociologiques, jusque-là, restaient essentiellement basées sur le modèle de la France des années 1980, modèle obsolète qu’il fallait sérieusement revisiter après quatre décennies de profond changement. De la «vieille» France au «monde d’après», en quelque sorte, sachant que nos sociétés­ sont entrées pleinement – définitivement? – dans l’univers des services, de la mobilité, de la consommation, de l’image et des loisirs composant une nouvelle France ignorée d’elle-même. Les auteurs plantaient le décor actuel composé de plateformes logistiques, d’émissions de Stéphane Plaza, de kebabs, de villages de néoruraux dans la Drôme, de boulangeries de ronds-points. Cette nouvelle «organisation» est aussi celle d’une société dont les représentants egocentrés et avides de Web shopping sont plus nombreux dans les parcs à thèmes que dans les monuments historiques, et représentent des cibles idéales des partis politiques d’extrême droite. Un odieux raccourci? Peut-être, ou pas.

Curseur. Depuis la rentrée de septembre, les Français se déclarent «pessimistes» à 75% environ. Du jamais-vu sur la période étudiée de référence, qui court sur vingt-cinq ans. Pouvoir d’achat, questions climatiques, perspectives de guerre, pauvreté galopante : tout semble en place pour le grand saut dans l’inconnu, dans l’attente d’une alternative politique franche et massive, d’un nouveau rapport de forces et de classes. Pour vaincre collectivement le libéralisme globalisé, demandons-nous aussi pourquoi, depuis plus de trente ans, les opposants à la contre-réforme ont toujours été battus – à l’exception de la victoire bienvenue de 1995. Victoire relative dans le temps long, puisque la «réforme» fut finalement imposée sous Nicoléon quelques années plus tard. Nous connaissons la «mécanique»: si les libéraux de tout poil font valoir des droits nouveaux, comme le compte personnel d’activité, la réponse des opposants consiste trop souvent à dire que ces droits sont «insuffisants», au lieu de les dénoncer comme «capitalistiques» dans leur logique, et de promouvoir la qualification de la personne: toujours une lecture en termes de curseur et de partage, bref, sur la défensive, jamais en termes de statut de producteur et de régime de propriété. Le moment est venu de «jouer» radicalement l’affrontement, pas à côté. Déplaçons et déportons-nous de la stratégie de l’échec – centrée sur un meilleur partage de la valeur – vers une stratégie de renforcement du mode de production communiste. Sortons du «conflit de la répartition» pour mener la vraie lutte des classes, celle qui dispute à la bourgeoisie et à l’oligarchie financière le pouvoir sur la valeur.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 28 octobre 2022.]

jeudi 20 octobre 2022

Politique(s)

A propos de la "violence" des grévistes...

Pente. «Le capitalisme pourrissant secrète de la violence et de la peur à haute dose», écrivait le regretté Daniel Bensaïd en 2009. Et le philosophe ajoutait: «Il s’agit de faire en sorte que la colère l’emporte sur la peur et que la violence s’éclaire à nouveau d’un objectif ­politique, à la façon dont Sorel revendiquait une nécessaire violence de l’opprimé, mais une “violence éclairée par l’idée de grève générale”.» L’actualité toujours tranchante de ces mots possède quelque chose de prophétique, à moins de considérer, bien sûr, une sorte de permanence historique dans les récits des luttes épiques jamais ­totalement achevées. Vaste question existentielle pour tout aspirant au changement. Ainsi donc, à la faveur du moment présent, les grévistes, quels qu’ils soient, porteraient en eux une telle «violence» qu’il faudrait éradiquer jusqu’au droit pourtant constitutionnel de la grève elle-même. Curieuse époque, où les modes revendicatifs sont niés, moqués, insultés avec tant de haine que nous ne savons plus quand s’arrêtera la pente fatale de l’ignominie. Le grand mouvement de contre-réforme des années 1980 et 1990 a amplifié ces tendances au détriment des espérances d’émancipation des séquences précédentes. Baudrillard notait que surgirent alors les fréquences d’une violence rituelle, existentielle, spectaculaire, dépolitisée, où le bûcher des vanités marchandes tenait plus du feu de peine que du feu des joies partagées. Il écrira d’ailleurs en 2004: «Certains ­regretteront le temps où la violence avait un sens ; la violence idéologique, ou encore celle, individuelle, du révolté qui relevait encore de l’esthétisme individuel et pouvait être considérée comme un des beaux-arts.»

Opprimés. Souvenons-nous de la révolte des banlieues françaises de 2005 qui avait pu faire passer une partie de la jeunesse ghettoïsée et stigmatisée de la honte à la fierté «d’être du 9-3». Sauf que, cette violence parfois muette et souvent autodestructrice n’avait pas trouvé à s’inscrire, comme celles de Watts (1965), d’Amsterdam (1966), de Paris (1968), de Montréal (1969) dans un réel mouvement social d’émancipation ascendant débouchant inévitablement sur «de la» politique. Alors que nous vivons la fin d’un cycle, celui d’une démocratie représentative trop adossée à la monarchie républicaine, la violence même symbolique ne serait-elle plus ni ludique, ni sacrée, ni idéologique, mais structurellement liée à la consommation? Si Sorel croyait à une «violence éclairée par l’idée de grève générale», retenons au moins la leçon: rien ne peut se concevoir sans objectif politique majeur, un objectif qui dépasse précisément les individualismes, pour devenir constitutif de la subjectivation des opprimés, des plus faibles.

Sens. Autre temps, autres mœurs idéologiques. L’impunité des puissants du capitalisme globalisé entretient une violence structurelle omniprésente, celle que Pierre Bourdieu appelait «une loi de circulation de la violence». Disons les choses clairement, et c’est exactement ce que vivent les citoyens de France ici-et-maintenant : il existe désormais un désespoir programmé, poussé à son paroxysme en tant que forme nouvelle d’une violence oppressive ayant pour but de briser toutes les volontés de résistance, citoyenne, syndicale et politique. Ainsi, convoquer le mot «violence» lorsqu’il s’agit d’évoquer les luttes sociales concrètes, dures et durables, est toujours un contresens historique et une entrave à l’à-venir. Chacun son espace du sens et du collectif, dont la politique, la politique seule en dernier ressort, doit garder l’accès ouvert. N’est-il pas réconfortant, comme le ­signalait cette semaine une chroniqueuse du Monde en évoquant «le retour de la question sociale» (tout arrive), que le mouvement social en pleine fusion redéfinisse, enfin, un peu, ce qui «nous» constitue par l’action?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 21 octobre 2022.]

dimanche 16 octobre 2022

De la convergence dans l’air !

Le succès de la marche parisienne, ce dimanche, à l’appel de la Nupes, en témoigne. Le rapport de forces est entamé. 

L’histoire de Prométhée, toujours recommencée, nous instruit sur notre volonté autant qu’elle nous incite à la prudence. Et pourtant. Si chaque mouvement social possède sa logique propre et s’adosse toujours à son époque, la bataille en cours pour l’augmentation des salaires et contre la «vie chère» s’avère désormais si puissante, partout dans le pays, qu’elle dit quelque chose d’essentiel sur notre société et les crises cumulées. Alors que, dans le tréfonds des foyers, une colère de moins en moins sourde se propage à la vitesse des fins de mois difficiles sinon impossibles, la grève des travailleurs des dépôts et raffineries, entamée voilà trois semaines, a servi de détonateur dans un contexte social déjà éruptif. En vérité, tout était en place pour que cette mobilisation, en apparence sectorielle, devienne l’affaire de tous les salariés. Et que ces derniers s’en emparent, prennent le relais.

Les inquiétudes et les ras-le-bol fonctionnent comme une poudrière, tandis que, malgré les injustices flagrantes et les inégalités, le duo Macron-Borne continue d’imposer les pires régressions sociales. La situation internationale anxiogène se mêle aux obstacles de la vie quotidienne, qui laminent les familles populaires de l’intérieur. Comment payer son loyer ? Comment remplir son chariot de courses, bien avant les fins de mois ? Et, d’ores et déjà, comment ne pas subir l’angoisse de ne plus pouvoir honorer ses futures factures d’énergie ? La flambée des prix pèse comme une menace existentielle, se transformant en une « obsession » qui écrase tout sur son passage, sachant que le niveau de la chute de l’indice du salaire mensuel de base continue de s’effondrer…

Le succès de la marche parisienne, ce dimanche, qui a réuni plus de 100.000 personnes à l’appel de la Nupes, en témoigne: il y a de la conjonction et de la convergence dans l’air ! Et nous ne pouvons que souhaiter l’élargissement vers une mobilisation générale pour obtenir une hausse des salaires. Mardi 18 octobre, les grèves toucheront cette fois tous les secteurs, la pétrochimie, le privé, le public. Le rapport de forces est entamé. Pour l’heure, le gouvernement refuse d’augmenter les salaires, avec tous les leviers dont il dispose: le Smic, le point d’indice, l’indexation sur l’inflation, la taxation des superprofits pour redistribuer les richesses. L’y contraindre n’est plus impossible – juste à portée de luttes.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 17 octobre 2022.]

vendredi 14 octobre 2022

Amnésie(s)

Le Sacré-Cœur classé aux monuments historiques. Une honte.

Colères. Nos prophètes de légende, sans prise sur l’événement, parvenaient jadis à sublimer le malheur passé ou à venir par l’étalement du mystère dans le temps. La (quasi-) disparition des arrière-mondes et des longues durées propres à l’Histoire – avec sa grande H tranchante! – donne aux succédanés d’ici-et-maintenant des airs d’histrions. En ravivant volontairement certaines brûlures du passé-qui-ne-passe-pas, beaucoup provoquent de saines colères: comme cette semaine. Ainsi donc, un siècle après sa consécration, la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre, dans le 18e arrondissement de la capitale, sera prochainement «protégée» au titre des monuments historiques. Une honte. Ce mardi 11 octobre, au Conseil de Paris, les élus ont donné leur feu vert pour demander à l’État d’octroyer au célèbre édifice cette reconnaissance qui lui confère le niveau de protection le plus élevé. Les lecteurs du bloc-noteur se souviennent que l’affaire était dans les «tuyaux» depuis octobre 2020, à la suite d’une décision du préfet d’Île-de-France. À l’époque, nous nous étions indignés de cette perspective. Nous y voilà. Plus rien n’arrêtera désormais la «machine administrative» en cours, en pleine méconnaissance et en tant que provocation et insulte à la mémoire des 30 000 morts de la Commune.

Camp. Érigé pour faire payer aux Parisiens leur résistance aux Prussiens puis aux versaillais, ce monument mériterait un déboulonnage en règle, une déconstruction historique conduite avec patience et intelligence. Au contraire, on lui réserve une consécration, un an après le cent cinquantième anniversaire de la Commune. Comment ne pas redire notre incompréhension? Comment rester calmes? Rappelons que cette basilique, dite du «Vœu national», avait pour objectif d’expier la «déchéance morale» provoquée par les révolutions égrenées depuis 1789, auquel vint se rajouter l’expiation de la Commune de Paris déclenchée le 18 mars 1871 sur la butte Montmartre, là où tout s’acheva dans un bain de sang. Les batailles entre historiens, toujours pas apaisées, n’y changeront rien. L’odieux «pain de sucre» de la butte ­représente tout à la fois le signe tangible de «l’ordre moral» voulu par ­l’Assemblée monarchiste élue en février 1871 et le symbole par excellence de « l’anti-Commune ». Et les autorités de la France républicaine du XXIe siècle décident de valoriser ce symbole de la division entre deux France alors diamétralement opposée. L’une ultra­catholique, antirévolutionnaire et antirépublicaine ; l’autre anticléricale et républicaine. Une sorte de clivage droite-gauche qui a perduré – et pour cause – et pousse encore aujourd’hui à choisir son camp! Non, le «consensus» évoqué çà et là par quelques âmes égarées n’existera jamais…

Stupidité. Par les temps qui courent, ce «classement» s’apparente soit à un gage donné aux forces réactionnaires, soit à une reprise en main idéologico-historique. Dans les deux cas, le procédé s’avère assez immonde, puisqu’il ressemble à une apologie du meurtre des communards. Nous savions que la droite versaillaise n’avait jamais faibli dans sa détestation de la Commune, une haine si puissante qu’elle fut toujours «pensée» et «théorisée» dans le prolongement des massacres de la «semaine sanglante». Que cette emprise conservatrice puisse se manifester à nouveau, de cette manière-là et avec cette morgue insoutenable, en dit long sur le moment que nous traversons. L’amnésie atteint des sommets de stupidité. Souvenons-nous que, le 29 novembre 2016, l’Assemblée nationale avait en effet voté une résolution «réhabilitant les communardes et communards condamné·es», demandant même que des efforts soient consentis pour «faire connaître les réalisations et les valeurs de la Commune». Et six ans plus tard? Toujours rien… Sauf la glorification du Sacré-Cœur, et par elle, celle des bourreaux. Que ce lieu de culte soit choisi pour ce déni démocratique n’est digne ni de la République, ni d’une part non négligeable du monde chrétien qui se reconnaît dans les valeurs humanistes de la Commune. La France crache sur les victimes. 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 14 octobre 2022.]

vendredi 7 octobre 2022

Expérience(s)

La montée des "incertitudes" et la question sociale...

Progrès. Les catastrophes naturelles, industrielles mais aussi politiques et sociales, qui, dans l’agenda de nos effrois d’une époque sens dessus dessous, relaient dans nos mémoires les désastres de la guerre et les pestes d’antan, donnent lieu à maints retours d’expérience(s). Vous souvenez-vous de la formule de Paul Valéry concernant le royaume de France au temps de Montesquieu avant 1789? «Le corps social perd tout doucement son lendemain», analysait l’écrivain, poète et philosophe. Le bloc-noteur ne fantasme pas : nous ne sommes très vraisemblablement pas à la veille d’une révolution – au mieux évoquerait-il une (r)évolution –, et la société française baignant dans le capitalisme libéral est fort différente de celle du XVIIIe siècle, dont les fabuleux soubresauts portaient de lourdes menaces tout en soulevant, comme un feu jaillissant, de grandes espérances. Pour autant, le sentiment de «perdre son lendemain» n’a sans doute jamais été aussi puissamment perçu, intégré, redouté. Par là, admettons qu’une transformation considérable s’est opérée en une quarantaine d’années quant à la façon dont nous pouvons représenter l’à-venir et avoir prise sur lui. Résumons: au début des années 1970 encore, cet à-venir se définissait, se «lisait» sous le signe du progrès social, que rien ni personne ne pourrait enrayer puisque cette construction conceptuelle et pratique ne prenait pas sens que dans la théorie simplement ancrée dans une téléologie de l’Histoire, mais bien dans les luttes, les conquêtes, etc., le tout en héritage des grandes théories qui changèrent les hommes.

Peurs. Depuis le mitan des années 1990, pour schématiser, nous portons le diagnostic d’un « effritement » de la société salariale pour caractériser les effets d’ensemble des transformations en cours. Évidemment, la structure d’une formation sociale demeure, mais elle s’effrite, se détériore – ce qui, de fait, a suscité nombre de débats enflammés sur la « survalorisation » quasi hystérique de la «valeur travail», ce qui mérite d’être sondé sans relâche. Le regretté sociologue Robert Castel avait prévenu, dès le milieu des années 2000: «Aujourd’hui, on peut et on doit s’interroger plus avant sur l’installation dans une précarité qui pourrait constituer un registre permanent des relations de travail, une sorte d’infra-salariat au sein du salariat.» Nous y voilà, ce qui explique en grande partie la fameuse «montée des incertitudes» qui lamine la société dans ses profondeurs: peurs du lendemain (on tourne autour), impression de «déclassement», nouvelles générations à la dérive sociale, dérégulations généralisées du travail, pauvreté, etc. D’autant que l’espérance d’une organisation alternative de la société, si elle reste fortement présente dans les esprits, paraît moins « collectivement » partagée dans ses grandes lignes qu’auparavant.

État. Pourtant, les signaux d’alarme sont là, bien réels. Avec les crises multiples (Covid, sociale, financière, énergétique, environnementale, etc.), le niveau de mécontentement général des citoyens de notre pays reste très élevé, comme le montre la dixième vague de l’étude « Fractures françaises », réalisée cette semaine par Ipsos & Sopra Steria pour le Monde, la Fondation Jean-Jaurès et le Cevipof. En résumé? Un corps social en colère. Grosse colère, même. Notons que les Français se disent plus préoccupés par les sujets économiques et sociaux que par les questions identitaires. Retenons ces chiffres : les difficultés liées au pouvoir d’achat (54%) arrivent loin devant la protection de l’environnement (34%) ou l’immigration et la délinquance (seulement 18%). Significatif aussi, les personnes interrogées sont largement conscientes des discriminations et jugent très majoritairement (80%) que le racisme est présent en France. Enfin, une courte majorité (55%), mais une majorité quand même, souhaite également un État interventionniste pour relancer la croissance. En somme, un État social «actif» est réclamé de-ci, de-là, comme promoteur du droit qui réaliserait la gageure de redéployer les protections dans les interstices de la société, jusqu’au monde du travail. La conscience est toujours là. La question de classe aussi, en vérité.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 7 octobre 2022.]

lundi 3 octobre 2022

Dupond-Moretti : coup de tonnerre inédit sur la République

Jamais un ministre en poste n’avait été renvoyé en procès devant la Cour de Justice.

«J’ai toujours dit que je tenais ma légitimité du président de la République et de la première ministre, et d’eux seulement», affirmait récemment Éric Dupond-Moretti. Ce lundi 3 septembre 2022, quelques jours à peine après cette déclaration, la France a donc connu un coup de tonnerre inédit dans son histoire politique, donnant aux mots du ministre de la Justice un caractère éclatant de vérité: oui, sa légitimité ne tient plus que par la grâce de l’exécutif… En effet, comme cela était prévisible puisque l’intéressé lui-même ne cachait pas qu’il en avait la «quasi-assurance» et qu’il n’entendait pas démissionner, le garde des Sceaux sera bel et bien jugé par la Cour de justice de la République (CJR) pour «prise illégale d’intérêts». Une première – et un résumé de «l’ère» Jupiter. Jamais un ministre en poste n’avait été renvoyé en procès devant cette juridiction d’exception.

L’ancien ténor du barreau, alias «Acquitator», est soupçonné d’avoir profité de sa nomination à la chancellerie pour régler ses comptes avec des magistrats, sur fond de différends quand il œuvrait comme avocat. Une accusation gravissime dans notre République. Le parquet général de la Cour de cassation estimait depuis mai qu’il existait des «charges suffisantes», ce que confirme de manière brutale le réquisitoire définitif: «M. Dupond-Moretti a pris un intérêt consistant à engager un processus disciplinaire contre des magistrats avec lesquels il avait eu un conflit en tant qu’avocat. (…) Avocat pénaliste reconnu, M. Dupond-Moretti ne pouvait ignorer l’existence d’un conflit d’intérêts.»

L’étau se resserrait autour du protégé d’Emmanuel Macron. En pleine connaissance de cause, le ministre, dont les relations avec la magistrature sont notoirement difficiles, fut pourtant reconduit à son poste dès le premier gouvernement Borne, symbole du changement de doctrine de l’Élysée en matière d’exemplarité et d’éthique politique. Contrairement à Bayrou, Rugy, Delevoye ou Abad, désormais un ministre doit quitter ses fonctions seulement après avoir été condamné… sauf, murmure-t-on dans l’entourage du chef de l’État, si la pression s’avère trop forte. En l’espèce, n’avons-nous pas dépassé ce stade, et depuis longtemps? 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 4 septembre 2022.]

vendredi 30 septembre 2022

Post-fasciste(s)

L’Italie et la résurgence mussolinienne.

Matrice. «Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres.» Nous connaissons par cœur la formule d’Antonio Gramsci. Le philosophe et écrivain, membre fondateur du Parti communiste italien, dont il fut un temps à la tête, passa dix années dans les geôles mussoliniennes jusqu’à sa mort, en 1937, terrassé par une tuberculose osseuse (la maladie de Pott). Presque cent ans après la marche sur Rome et la prise de pouvoir de Benito Mussolini, un étrange retour de l’Histoire – avec son grand H – souffle sur l’Europe comme le vent dans les arbres courbés d’automne. L’Italie, troisième économie de la zone euro, vient donc de basculer dans l’obscur. Pour la première fois depuis la mort du tyran en 1945, le pays s’apprête à expérimenter un gouvernement dominé par l’extrême droite. Le triomphe du parti Fratelli d’Italia aux élections législatives, et de la coalition qu’il domine, offre à sa leader, Giorgia Meloni, la possibilité de devenir la présidente du Conseil. Un séisme que nous avions vu venir – mais un séisme malgré tout. On la dit «post-fasciste», «nationaliste». Curieuse rhétorique, pour une femme revendiquant son héritage mussolinien et qui ne cesse de répéter son slogan, «Dieu, patrie, famille», matrice de ses projets: restriction du droit à l’IVG, défense de la «famille naturelle» (sic), guerre totale aux immigrés, etc.

Idéologie. Le bloc-noteur se souvient d’avoir chroniqué, en 2016, l’admirable et courageux livre publié aux éditions Demopolis. Il s’agissait de porter à la connaissance du plus grand nombre l’intégralité du tristement célèbre texte de Mussolini, le Fascisme (104 pages, 12 euros), écrit en 1932 pour la Nouvelle Encyclopédie italienne. Il constituait à l’époque le début de l’article «Fascisme», paru en France en 1933 chez Denoël, l’éditeur du Voyage au bout de la nuit, de Louis-Ferdinand Céline, et d’auteurs comme Rebatet ou Brasillach. Pour la présente publication, Demopolis ne nous laissait pas sans repères. Outre un «avertissement aux lecteurs», dans lequel nous étions invités à ne jamais oublier que «des crimes contre l’humanité ont été commis en application de cet ouvrage» et que «les manifestations actuelles de haine et de xénophobie participent de son esprit», deux spécialistes avaient été requis pour commenter, en préface et en postface, ces lignes qui ont accouché du pire au XXe siècle: Gérard Mordillat, écrivain et cinéaste, et Hélène Marchal, historienne et traductrice. «La publication de ce livre, écrivaient-ils en préambule, doit permettre aux lectrices et lecteurs curieux, et parfois inquiets des évolutions du monde contemporain, de se forger leur propre opinion.»

Pire. Six ans plus tard, l’Italie a basculé. Alors relisons ce texte ! Et comprenons bien que le fascisme mussolinien dont se revendique Giorgia Meloni reste une forme particulière de nationalisme, car «il n’y a pas de fascisme sans nationalisme mais il y a différentes formes de nationalisme qui ne sont pas du fascisme», expliquaient en 2016 Mordillat et Marchal. De même, ils nous alertaient sur les contresens fréquents: contrairement au libéralisme, le fascisme selon Benito Mussolini est une forme de nationalisme qui exalte le rôle central de l’État («l’État fasciste est une force, mais une force spirituelle qui résume toutes les formes de la vie morale et intellectuelle de l’homme», écrivait le dictateur), tout en affichant un programme social et en se prétendant «ni de droite ni de gauche», ce qui ne manque pas de nous rappeler quelque chose. Et ils ajoutaient, à propos des extrêmes droites «modernes»: «Le folklore disparaît, l’idéologie se radicalise.» À méditer, non? «Face à l’échec du libéralisme, le nationalisme offre une idéologie de rechange à la bourgeoisie en quête d’une traduction politique de ses craintes et de ses attentes», n’hésitaient pas à préciser Mordillat et Marchal, après une longue démonstration passionnante des ressorts de la crise économique et de sa sociologie parmi les classes, sans parler du cycle de renoncements des «gauches» européennes qui a fini par susciter un mécontentement ravageur et des abstentions record un peu partout. Bref, la porte ouverte au pire. Une matière à réflexion pour la France…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 30 septembre 2022.]