Les insultes faites à Annie Ernaux…
Nobel. En vérité, nous nous attendions à des réactions d’une grande hostilité, pour ne pas dire de malveillance brute, bête et méchante. Mais à ce point de haines (qu’il convient d’accorder au pluriel), encore aurait-il fallu imaginer que la France des Lettres s’était quelque peu oubliée dans la décrépitude des déclinologues et autres réactionnaires de la pire espèce, capables de tout justifier pour distiller leur poison d’une certaine idée de la «nation». Ainsi donc, notre prix Nobel de littérature, Annie Ernaux, depuis une consécration mondiale qui ne plaît pas à tout le monde, se voit dénigrée, insultée jusque dans son art, niée dans ses engagements de toujours. On lui reproche tout et son contraire, avec une constance assez infâme : moqueries sur son «absence de style» (sic) ; railleries sur ce prix nullement «mérité», qui ne serait que le «fruit de circonstances féministes mondiales» ; accusations d’antisémitisme, en raison de son soutien au mouvement de boycott d’Israël, de racialisme, de séparatisme, etc. Tout est prétexte à cette sorte de «grand chelem» de la Réaction, comme si la littérature elle-même n’était plus l’objet de la discussion et des disputes, comme si le Nobel en question était une littérature sans littérature, presque une anormalité, une monstruosité… Et pourtant, en devenant la première Française à obtenir l’éminente récompense, l’autrice de la Place a offert à notre pays son seizième Nobel de littérature, confortant un peu plus la terre de Mauriac, de Sartre et de Camus dans son enviable statut de pays le plus primé, devant les États-Unis. De quoi se réjouir? Bien sûr que non. Les charognards ne manquent pas…
Cabale. Tous s’y sont mis. Finkielkraut, Zemmour, Valeurs actuelles, le Point, l’Express… et même le Figaro Magazine, qui osa titrer: «Annie Ernaux, prix Nobel de littérature : et si c’était nul?» Comme par hasard, la violence des propos, qui s’apparente à une cabale coordonnée, nous vient de la droite et de son extrême, dans la plus folle des expressions. Dans Causeur, le «chroniqueur» Didier Desrimais affirma même que «le choix de la romancière par l’Académie suédoise» était «moins littéraire que politique, voire politiquement correct». Retour de la fameuse expression fourre-tout : politiquement correct. Et l’homme d’ajouter: «Annie Ernaux, prix Nobel. C’était prévisible. La platitude autobiographique, l’absence de style, la bien-pensance gauchisante, la simplicité du binarisme sociologique à la Bourdieu appliqué à la littérature la plus décharnée et l’égocentrisme camouflé derrière un misérabilisme social devenu un fonds de commerce littéraire étaient déjà les gages d’une reconnaissance de la caste médiatico-littéraire.» Vous avez bien lu.
Forçats. Ce Nobel dérange? Tant mieux! D’autant que le bloc-noteur perçoit bien les conséquences de l’assignation domestique aperçue plus haut, par laquelle les femmes doivent rester à leur place – même par le talent. Annie Ernaux n’a jamais été domestiquée, ni en littérature ni dans sa vie de citoyenne: voilà son tort, son grand tort. D’ailleurs, recevant son Nobel, elle osa déclarer qu’elle écrivait «pour venger ma race et mon sexe». De quoi surprendre le quarteron de mâles blancs, non? Cette phrase, précisa-t-elle, fut «écrite il y a soixante ans, dans mon journal intime, (…) elle faisait écho au cri de Rimbaud : “Je suis de race inférieure de toute éternité.” J’avais 22 ans. J’étais étudiante en lettres dans une faculté de province, parmi des filles et des garçons pour beaucoup issus de la bourgeoisie locale». Rimbaud, bien sûr, «le Poète prendra le sanglot des Infâmes, la haine des Forçats, la clameur des Maudits». Magnifique et audacieux. Annie Ernaux confessa aussi: «Je pensais orgueilleusement et naïvement qu’écrire des livres, devenir écrivain, au bout d’une lignée de paysans sans terre, d’ouvriers et de petits commerçants, de gens méprisés pour leurs manières, leur accent, leur inculture, suffirait à réparer l’injustice sociale de la naissance.» Et enfin: «Pour inscrire ma voix de femme et de transfuge social dans ce qui se présente toujours comme un lieu d’émancipation, la littérature.» Merci, Madame!
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 16 décembre 2022.]
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