Le magistral roman de Gérard Mordillat, sur les traces du suaire…
Vertigineux. Trois époques (XIVe, XIXe et XXIe siècle), trois femmes aux prénoms voisins (Lucie, Lucia, Lucy), trois pays, deux mille ans d’histoire et une seule et même énigme: le suaire de Turin. Avec son dernier roman, Ecce Homo (éd. Albin Michel), l’écrivain et cinéaste Gérard Mordillat signe l’un de ses plus éblouissants récits en tant que genre. Le bloc-noteur ne le cachera pas d’emblée: voici une œuvre magistrale qui prend déjà place dans la grande bibliothèque des Illustres. «Depuis trente ans, le suaire ne m’a jamais quitté, explique l’auteur. Son image traverse mes films comme mes livres. Mon intérêt vient de très loin : d’un projet cinématographique à la fin des années 1980, de la lecture du livre d’Ulysse Chevalier, Étude critique sur l’origine du saint suaire de Lirey-Chambéry-Turin (Paris, Picard, 1900) et de tous les travaux sur la littérature chrétienne et musulmane que nous avons réalisés avec Jérôme Prieur…» Au centre de la cible de ce texte vertigineux, qui emprunte tous les attributs de l’art romanesque en puisant dans la chair du réel absolu, nous trouvons comme la définition ultime de l’alliage entre l’image et le texte, tels des siamois. Vingt-cinq ans après le choc que constitua Corpus Christi, série documentaire devenue culte avant de devenir publications, Gérard Mordillat s’attaque non pas à «l’image du Christ» mais à l’image de Jésus. «Le Christ n’est pas une personne, c’est un titre, rappelle-t-il. Les synoptiques (Marc, Matthieu, Luc) donnent une version différente de la crucifixion selon Jean, et seulement dans ce dernier évangile. Et il ne faudrait suivre que celui-là?»
Œuvre. Que les choses soient claires, Ecce Homo porte un point de vue d’Histoire – avec sa H tranchante. Sachant que nous ne disposons d’aucune description physique de Jésus dans les Évangiles ni dans toute la littérature néotestamentaire, l’authenticité du suaire est scientifiquement contestée par les spécialistes, sans parler de l’Église, qui ne l’a jamais reconnu et a même mis fin à la polémique en 1987, à la demande du Vatican, en ordonnant des tests au carbone 14. Conclusion : les sources historiques furent confirmées. En conséquence, nous pouvons admettre que le suaire ne constitue pas un « faux », mais une œuvre peinte au XIVe siècle. Comme le signifie Gérard Mordillat: «Par sa rusticité, ses maladresses (la figure de dos est plus longue que celle de face de 14 centimètres), ses imprécisions (les bras et les doigts sont immenses), son hérésie latente (les mains sont croisées sur le pubis) le suaire devrait être exposé au musée de l’Art brut à Lausanne.» Et il ajoute: «Le suaire préfigure le cinéma! C’est une figure projetée sur un écran dans une pièce sombre dont l’entrée est payante. C’est le destin de cette image et de son utilisation subséquente qui m’intéresse depuis toujours. Image peinte, puis image photographiée, puis image cinématographiée. Bref, une image réinventée à chaque siècle.»
Vérité. Mais revenons au roman en question, puisque «la fiction est plus généreuse et souvent plus exacte que l’Histoire», comme le dit si bien Erri de Luca. Trois chapitres monumentaux scandent cette enquête à travers les âges, avec trois héroïnes féministes aux destins rudes et tragiques, dans un monde de domination masculine où l’Église – à ne pas confondre avec le christianisme – joue souvent le mauvais rôle. Lucie, la première (XIVe siècle), fut probablement la faussaire, la peintre du suaire, soumise au diktat d’un religieux fou de foi mais sans loi, à Lirey, en France. Lucia, la deuxième, croise le Turin de la fin du XIXe siècle, quand la ferveur envers le suaire confine à l’obscurantisme. Enfin, Lucy, jeune cinéaste d’un film précisément sur le suaire, traverse les États-Unis du nationalisme et des aveuglements du trumpisme. Le narrateur l’affirme: «La vérité n’était qu’apparence, illusion.» Et Lucy, vers la fin du roman, clôt l’affaire: «Couronnée de l’auréole du savoir, peinture, photo, cinéma, littérature, il n’y a pas de vérité univoque mais une multitude de vérités comme les éclats d’un miroir brisé sur le carrelage. Chacun s’accapare un fragment du vrai pour s’y découvrir en reflet. C’est subtil, c’est tortueux, c’est complexe.» Magnifique de bout en bout…
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 4 novembre 2022.]
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