Quand la «rentrée» ne cesse d’être «nouvelle».
Réalité. Les achèvements d’été ont quelque chose de mystérieux, à la fois doux et furibond quand ils se déplissent brusquement sous les fêlures mécaniques de la fameuse « rentrée », mélange assez fascinant d’enthousiasmes et de mélancolies. Que d’heures, de jours et de semaines à dévider la bobine du temps, à lire encore et encore, à flâner de mer en lac, à pédaler, à effeuiller le calendrier jusqu’à maudire l’insignifiant sablier de nos vies suspendues. Avec septembre, chaque année recommencée, une forme de fausse «nouveauté» se répète inlassablement sans pour autant cesser d’être nouvelle. La force des habitudes, sans doute. Et ce «présent» jamais semblable qui tord la réalité supposée. Si le journalisme se veut une grande école de la répétition, l’art de la chronique, étonnamment, se niche ailleurs: malgré l’évidence de cette répétition contrainte, notre étonnement nous paraît toujours inédit, comme si derrière l’apparente «redite», dans son retour même, surgissait une nouveauté plus profonde. Rien ne change mais tout change, en vérité. À condition de l’admettre.
Gage. Le chronicœur en a pleinement conscience. Dans les rares moments de latence, lorsque la «politisation» de toutes nos activités humaines se distend au point de se perdre dans des pensées obscures et non dites, l’intention politique elle-même, pourtant érigée comme le primat de nos faits et gestes quotidiens, est soudain traversée par quantité de motivations non politiques, souvent mal formulées, conscientes ou non. Les divergences entre ce que nous écrivons, proférons ou théorisons et ce que nous vivons à l’instant T, ressenti et enfin assumé, suggèrent combien est complexe le souhait de «s’engager» au sens de se «mettre en gage», de savoir pleinement ce qui est gagé de soi-même dans nos adhésions. Dans la frappe langagière de l’engagé, l’amour-propre tout comme une certaine haine de soi et les transferts pulsionnels restent à l’œuvre sans qu’on sache très bien pourquoi, sauf à évoquer ce maudit «sentiment de culpabilité» qui nous étreint légitimement: voilà la nature radicale de ce sentiment mystérieux évoqué plus haut. Vladimir Jankélévitch, remémoré magistralement cette semaine par Frédéric Worms sur France Culture, allait pour sa part beaucoup plus loin dans l’étonnement par l’exaltation de ce mystère en s’étonnant et s’émerveillant devant le retour du même printemps, ce quelque chose d’absolument prévisible: «Ce printemps qui n’est pas encore là et qui, chaque fois qu’il arrive, nous inspire de joyeuses surprises. Bien sûr, il y a répétition et malgré tout, c’est une surprise à l’identique.» Pour le dire autrement: comment vivons-nous des «nouveautés» qui se répètent sans qu’elles cessent d’être précisément nouvelles? À l’évidence, notre rapport au temps. Jankélévitch: «Il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Et pourtant, aujourd’hui, même lui nous paraît menacé, comme la vie entière et les printemps sur la planète.»
Existence. La «clef» de ce mystère ouvre peut-être cette porte à la fois symbolique et ancrée dans le vrai monde: toute «rentrée» nous met en danger. Et par ce danger même, nos «je», quels qu’ils soient, s’exposent et se mirent dans nos messages adressés au plus grand nombre. En exemples, prenons ceux des auteurs ou des artistes que nous aimons, qui sont aussi des personnages. À force de fréquenter leurs œuvres, nous leur avons donné une épaisseur qui les a transformées en compagnons de vie, en «accompagnateurs» qui nous ont construits nous-mêmes. Nous croyons connaître leurs pensées, leurs sentiments et leurs rêves tant nous avons intégré leurs mots et leur existence à la nôtre. Mais la culture livresque suffit-elle pour définir leur authenticité? Et nous, savons-nous vraiment qui nous sommes dans ces moments-là? Une politique de l’existence, jamais relâchée en tant qu’exigence d’engagements, inclut la sensibilité, les émotions, les désirs et les imaginaires tout autant que la raison et le jugement. Pas de retour au combat, à tous les combats, sans la multiplicité des «nous» comme tronc commun.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 2 septembre 2022.]
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