vendredi 1 juillet 2022

Copenhague cède aux sirènes du Tour

Pour la 23e fois de son histoire, le monument du cyclisme s’élance depuis l’étranger, cette fois du Danemark. Et il remettra ça les deux prochaines années, depuis Bilbao et Florence. Le double tenant du titre, le Slovène Tadej Pogacar, est ultrafavori cette année.

La France de juillet, chaque année recommencée, ne redessine pas toujours les contours surannés d’un Hexagone de salle de classe, carte éclatante et chamarrée d’un territoire saisi dans ses limites et ses grandeurs. Pour la 23e fois de l’histoire du Tour, les Géants de la route s’élancent loin du pays, très loin même, sans exprimer la moindre grogne ni répulsion. La 109e édition a donc posé son barnum à Copenhague, capitale du Danemark, petite nation de vélo qui a toujours su grandir à son rythme et dans la discrétion. Un Grand Départ inédit, le plus septentrional de son aventure plus que centenaire, avec trois premières étapes au menu qui s’annoncent sublimes et spectaculaires, balayées par les vents du nord et les alluvions, avant un transfert-­repos non moins inédit dès le premier lundi, vers Dunkerque – raison pour laquelle la Grande Boucle démarre exceptionnellement un vendredi.

Si Copenhague cède ainsi aux sirènes du Tour, dans une ville où le nombre de bicyclettes dépasse celui des voitures, nous trouvons explication sur les panneaux affichés dans toutes les rues, à deux encablures de la Petite Sirène: «La ville la plus cyclable au monde rencontre la plus grande course du monde.» Succès populaire garanti, comme en témoignait le patron de l’épreuve, Christian Prudhomme, cette semaine: «De la ferveur d’abord, et, sur ce point précis, je n’ai aucun doute concernant l’enthousiasme au Danemark. En plus, l’événement arrive un an plus tard que prévu à cause de la pandémie.» Jadis, chaque départ hors des frontières suscitait polémiques et prises de tête. Les temps ont changé. On ne refuse rien à ce monument et son internationalisation à marche forcée a profondément modifié le paysage. «C’est l’intérêt du Tour et de la France de partir de l’étranger, poursuivait Christian Prudhomme. Nous faisons en sorte que l’on intéresse des étrangers à un événement français. Que le Tour soit diffusé dans 190 pays est un atout immense. Le Danemark est l’un des rares pays où les parts de marché pour le Tour sont supérieures à celles de France Télévisions. Le Tour permet à France Télévisions de tripler ses parts de marché.»

Le «marché», voilà qui est admis. Événement phare d’Amaury Sport Organisation (ASO), la Grande Boucle lui a permis de devenir une entreprise florissante et hyper-rentable. Si l’organisateur se montre discret lorsqu’il s’agit d’évoquer ses retombées financières, seul le chiffre d’affaires du Tour, avoisinant les 150 millions d’euros, fait l’objet d’une estimation consensuelle. Le bénéfice net dépasserait les 100 millions, la plus grosse part des revenus d’ASO, par ailleurs propriétaire de l’Équipe… Depuis plus de vingt ans, la PME s’est transformée en méga-industrie. Au fil des ans, les méthodes artisanales ont cédé la place à une mécanique marketing et commerciale parfaitement rodée. Un modèle économique conçu comme une fusée à trois étages : 10 % des recettes proviennent des collectivités, 40% du sponsoring et 50% des droits TV.

Malgré cette évolution, le Tour, patrimoine national que rien n’a jamais entamé, génère une effervescence massive dans les villes qu’il traverse et qui se bousculent pour attirer une étape. Un spectacle, gratuit pour les fans et les curieux, dont profitent largement les communes. Chaque année, plus de 200 d’entre elles candidateraient. Tickets d’entrée élevés: ils oscillent entre 65 000 euros pour obtenir le départ d’une étape, 110 000 euros son arrivée, et 160 000 euros pour accueillir les deux à la fois. Pour le très symbolique Grand Départ, les prix diffèrent toutefois, même si ASO les garde confidentiels. D’après les estimations, la ville choisie débourserait une somme minimale de 2 millions d’euros, sachant que ce chiffre déjà exorbitant peut grimper jusqu’à une dizaine de millions, comme ce fut le cas pour Londres en 2007. D’où un sentiment d’injustice: les villes françaises pouvant accueillir le Grand Départ sont de moins en moins nombreuses, même si les retombées économiques sont quatre à six fois supérieures à cet investissement. Précisons que l’épreuve s’élancera de Bilbao l’an prochain, et probablement de Florence en 2024.

Pour sa 33e participation, le chronicœur s’attend à un Tour sans doute moins incarné qu’habituellement. En cause, l’absence de notre Julian Alaphilippe, écarté par son équipe Quick-Step pour de bonnes et de mauvaises raisons depuis sa terrible chute sur Liège-Bastogne-Liège. «C’est difficile à encaisser, j’ai fait vraiment tout ce que j’ai pu», déclarait-il en début de semaine dans l’Équipe, au lendemain d’une rentrée pourtant probante aux championnats de France. Et il ajoutait: «Ça a été indécis jusqu’au tout dernier moment. Il y avait une grosse partie de moi qui espérait le faire, qui se disait que c’était possible. Mais l’autre partie était beaucoup plus réaliste parce que je sais la dureté de cette course, ce qu’elle exige. Je me sens fatigué, diminué. Je ne sais pas si j’aurais pu être compétitif sur trois semaines. Faire le Tour sans être à 100 %, ce n’est pas un cadeau.»

Orphelins de notre chouchou, qui a tant cassé les «codes» de la course, nous observerons le spectacle des cadors en nous méfiant de la menace, encore une fois, du Covid. Dans la caravane, les cas se multiplient et l’inquiétude grandit avant le grand saut dans l’inconnu. Sauf incident, le double tenant du titre, le Slovène Tadej Pogacar (UAE), devrait écraser la concurrence du haut de sa précocité et de son hégémonie contrôlée. Les Jumbo de son compatriote Primoz Roglic seront en force pour le contrer. Le chronicœur n’oublie pas sans trop y croire qu’un Français – Bardet, Pinot, Gaudu? – tentera de succéder à un certain Bernard Hinault. C’était en 1985, un autre monde. La mélancolie du Tour d’enfance se résume à une phrase: attendre est terrible, ne plus attendre est pire…

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 1er juillet 2022.]

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