jeudi 4 novembre 2021

Vérité(s)

Confusionnisme à tous les étages…

Barrières. «Il y a le feu au lac et peu s’en rendent suffisamment compte à gauche!», écrivait donc cette semaine Philippe Corcuff, dans nos colonnes, pour évoquer ce «confusionnisme comme appui de l’extrême droitisation» de l’espace public. Et le maître de conférences en science politique ajoutait: «Une gauche éparpillée “façon puzzle” et la notion même de “gauche” en crise. La possibilité qu’un candidat “postfasciste”, plus à droite que Marine Le Pen mais potentiellement soutenu par des secteurs de la droite, devienne chef de l’État en avril. Un Trump, mais avec davantage de pouvoirs.» Dans un contexte de recul du clivage gauche-droite et de remplacement de la critique sociale, la xénophobie, le sexisme et l’homophobie deviennent les matrices essentielles d’agents électoraux falsificateurs et révisionnistes qui aimantent les débats, incarnés comme il se doit par Zemmour-le-voilà, capable, lui, d’enfoncer toutes les barrières de l’acceptable. Sans parler de Michel Onfray, créateur de la revue Front populaire, philosophe longtemps classé à l’extrême gauche du spectre politique, ayant, depuis, quitté ces rives-là pour brunir sévèrement son discours et ses concepts, qui s’autorise désormais publiquement à lancer quelques appels du pied à Fabien Roussel, ajoutant qu’il serait prêt à voter pour lui – s’il reprend un jour une carte d’électeur. Vous avez dit «confusion» des esprits? Comme le souligne Philippe Corcuff, le confusionnisme est le nom d’une «désagrégation relative des repères politiques antérieurement stabilisés autour du clivage gauche-droite et du développement de passerelles discursives entre extrême droite, droite, gauche modérée et gauche radicale».

Saturation. Qu’on ne s’y trompe pas. La notion même de confusionnisme sert à décrire non un «état de fait», mais une sorte de «processus» d’amoncellements de récits issus de traditions politiques souvent antagoniques. Puisque nous voilà au bord du précipice post- et néofasciste, dire et scander qu’il est temps de retrouver une boussole d’émancipation sociale ne suffit plus à régler la question de la perte de sens. Les incantations et les psalmodies se perdent dans le brouillage médiatique. Si une partie de l’extrême droite continue de piller le langage «de gauche», la posture zemmourienne nous renvoie, elle, aux pires emprunts pétainistes et nationalistes. Comme une clarification. Mais quand CNews ose inviter le sinistre Renaud Camus, en lui déroulant le tapis rouge d’un temps de parole inouï, nous atteignons une sorte de saturation qui préfigure, hélas, cette France de la contre-révolution nationale massive et orchestrée… que nous refusons de voir dans son exacte évidence.

Réalité. La responsabilité de «la gauche de gouvernement», nous la connaissons. Du glissement sémantique aux décisions politiques, beaucoup de principes fondamentaux furent oubliés sinon piétinés, au point que, progressivement, les notions de droite et de gauche se sont fondues dans un magma dépourvu de repères fermes, négligeant l’analyse des structures de domination et d’exploitation du capitalisme. Une vérité demeure, bien que celle-ci puisse toujours se soustraire à l’infini de l’interprétation: «Rendre infinies les frontières de ce qu’on appelle la réalité», disait Antonin Artaud. Car une vérité se travaille, change les choses, modifie les paradigmes. «Il y a “de la” vérité quand s’opère une mutation, une révolution plutôt qu’une révélation – à moins, bien sûr, que telle révélation ne soit effectivement révolutionnaire, fasse advenir et change le monde», affirmait Jacques Derrida. Face au climat abject, qui ne durera pas éternellement, nous pensons à Jacques Decour, mort sous les balles nazies. «Je me considère un peu comme une feuille qui tombe de l’arbre pour faire du terreau. La qualité du terreau dépendra de celle des feuilles. Je veux parler de la jeunesse française, en qui je mets tout mon espoir.» D’autant qu’il y a «le feu au lac».

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité 5 novembre 2021.]

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