mercredi 7 juillet 2021

Ni dieu ni maître sur le Géant

Dans la onzième étape, entre Sorgues et Malaucène (198,9 km), victoire du Belge Wout Van Aert (Jumbo), rescapé de l’échappée. Après deux ascensions du Mont Ventoux, le maillot jaune Tadej Pogacar a montré un premier signe de faiblesse.

Malaucène (Vaucluse), envoyé spécial.

Et à mesure que la part du diable s’amplifia, celle du cœur se réduisit jusqu’à rabaisser les âmes noires. Vinrent donc se crucifier des pédaleurs fous, rendus à ce moment de la course où tout présage se chargeait d’un sens plus lourd et plus complexe, où l’innocence tangible vibrait du mystère de ce qu’elle cachait. Nous entendîmes la rumeur se propager, déjà dans le souvenir de leurs éblouissements, eux qui agitaient leurs visages par dégoût, sur des lieux qui les hantaient. Des fantômes. Partis de Sorgues avant d’en finir à Malaucène (198,9 km), des blocs de marbre alourdissaient leurs paupières en dedans, qu’ils soulevaient à peine avant de les laisser retomber à chaque pédalé désordonnée. Sur leurs tempes finement veinées, un poids central et magnétique se figea dans la pente. Malgré les chaleurs caniculaires de Juillet, leurs figures palissèrent et attiraient des brumes de sentiments froids. Les vertiges du Ventoux allaient imposer la vérité nue d’un jour d’Histoire. D’autant qu’il fallut le grimper à deux reprises, ce Mont Ventoux de légende, d'abord par la route de Sault, plus longue (22 km à 5,1%, première cat.), puis par Bédoin, plus classique (15,7 km à 8,8%, 1910 m, HC). Pour tout être de raison, rien d’autre que l’angoisse et la peur – et ce frisson périphérique qui tapissait l’intérieur des mâchoires. Ici, il n’y aurait ni dieu ni maître.

Vu de loin, d'où que nous arrivions, du nord, du sud ou d'ailleurs, nous admirions cet espace lunaire paradisiaque qui nous tendait les bras, offrande des dieux oubliés aux hommes d'en bas. Vu de près, les coureurs redécouvrirent ce monde en réduction qui crée toujours des personnages à sa démesure. «J'ai plus souffert dans le Galibier, ou l'Izoard. Mais qui s'en souvient?», confessa Miguel Indurain. Et Eddy Merckx: «C’est un mélange de peur et d’envie. C’est un mythe, et je ne sais pas pourquoi.» Et Raphaël Geminiani: «Par Bédoin, c’est terrible car dans les huit premiers kilomètres, on se sent comme un poisson hors de l’eau. Une fois qu’on quitte le bois, on se dit ‘’ouf ! ça va mieux’’, sauf qu’au sommet le soleil brûle tout ce qui se présente.»

Quand ils s’attaquèrent à ce massif calcaire tondu comme un moine – d’où son surnom, «Mont Chauve» – sur lequel le soleil s'appesantissait, le peloton avait fourni de tels efforts dans le début explosif de l’étape – à l’initiative de notre Julian Alaphilippe, flanqué de trois puis d’une quinzaine d’invités avant dislocation – que nous sentîmes comme l’imminence de drames prévisibles. Ecrasés par l’ombre tutélaire, l’apoplexie les guetta. Il y eut de nombreux abandons (7), des défaillances terrifiantes (Gaudu, Quintana, Lopez, Froome toujours muni d’un vélo, etc.), deux descentes vertigineuses, et un goût de limaille de sueur dans les bouches. Alaphilippe pointa en tête à la première ascension: orgueil, cran et honneur, avant de sombrer. Lors du second arrimage, là où se dessinèrent des étendues dégoulinantes de caillasses blanchâtres plantées en plein ciel de feu, tandis que la brume surgissait soudain, le Belge Wout Van Aert, rescapé de l’échappée, s’envola vers les cimes. Adoubé par le monstre de rocaille, il bascula à tombeau ouvert sur Malaucène et contresigna une victoire de grand prestige.

A l’arrière, nous ne vîmes rien d’effrayant. Juste de l’étonnant. Tadej Pogacar suivit le petit train des Ineos de Carapaz. Dans ce «groupe» maillot jaune réduit à moins de dix unités, manquait Ben O’Connor depuis un moment. Nous nous attendions à un nouveau coup de massue du Slovène. Rien ne vînt. Voulait-il escamoter sa propre légende? Ou s’éviter les railleries du céleste Mont? Pas vraiment, comme le montra l’improbable scène qui suivit. Le Danois Jonas Vingegaard, en quête de podium, attaqua. Pogacar suivit… puis craqua quelque peu. Nous découvrîmes l’homme derrière le gamin de 22 ans, incapable de suivre le rythme, bientôt rejoint par Uran et Carapaz. De quoi réfléchir, dans un avenir accessible à la pensée.

Le Géant de Provence venait de parler. Ce dernier n'est toutefois ni plus raide, ni plus long, ni plus haut que bien d'autres à-pics célèbres. Sans le cyclisme, bien sûr, il ne serait pas cet Himalaya contemporain pour suppliciés. De génération en génération, se narre ainsi le récit d’histoires oniriques et nostalgiques, dans les odeurs de garrigue et de sécheresse des contreforts oblongs balayés par une dizaine de vents répertoriés en rafales, selon les saisons. «Le Ventoux est un dieu du Mal auquel il faut sacrifier», écrivait Roland Barthes, qui s’y connaissait pour impressionner les mémoires en Mythologies. Sur ces chemins transformés en sentiers de randonnée, Pétrarque en personne inaugura l’ascension de cette montagne détachée de la chaîne alpine comme une sentinelle avancée, probablement le 26 avril 1336. Naîtra un fabuleux récit, preuve, pour le poète italien, que cette aventure s’apparentait à une «élévation au-dessus des mortels» qu’il comparait à ce qu’il avait «entendu et lu de l’Athos et de l’Olympe». 

En voyant la première petite faiblesse humaine de Pogacar, ici et nulle part ailleurs, le chronicoeur pensa à Stendhal, à Dumas, à Giono, à Mistral ou Char, fascinés eux aussi par le Mont. Il se remémora que Fernand Kubler y devint fou et y arrêta sa carrière. Il énuméra une oraison sacrée pour Tom Simpson. Il songea enfin à Cioran,  poussant son vélo sur ces chemins terreux. A Blondin, prenant des notes. A Camus, emmitouflé dans son imperméable au col relevé, sur la terrasse ventée de l’Observatoire, tout là-haut. C’était hier, ou demain. Du temps du Général et de l’éternel Traction Avant.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 8 juillet 2021.]

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