jeudi 8 juillet 2021

Comme portés par les vents

Dans la douzième étape, entre Saint-Paul-Trois-Châteaux et Nîmes (159,4 km), victoire de l’Allemand Nils Politt (Bora). Avant la sublime traversée des gorges de l’Ardèche, l’échappée du jour s’est formée sur plusieurs bordures mémorables.

Nîmes (Gard), envoyé spécial.

Et le chronicoeur, heureux d’être toujours vivant à la passion, ne bouda pas son plaisir. Théâtre en grandeur topographique, que cette douzième étape, entre Saint-Paul-Trois-Châteaux et Nîmes (159,4 km), tel un beau voyage, celui de se redécouvrir à la joie des Illustres. Tous les regards projetés nous arraisonnèrent, comme si ce qui était vu rejaillissait au centuple dans nos cœurs et nos esprits, jamais rassasiés d’un premier jet de stylo d’encre noir. Nouvelle journée mémorable, de bout en bout sur le parcours tel un mandat impératif, bien calé derrière le volant à retrouver les contours réinventés d’une République de salle de fêtes, carte revisitée et chamarrée d’un territoire conquis dans ses bornes et sa splendeur, ses cavités et ses irrégularités, à la rencontre toujours émouvante de ce peuple des bords de route, citadins déracinés des congés payés ou locaux honorés par la visite du patrimoine nationale. Nous allons au Tour comme à la fontaine.

Dans le véhicule de l’Humanité, tandis que la «suiveuse» s’extasiait sur la magnificence stupéfiante de son Ardèche natale empruntée par les gorges, nous traçâmes à grandes expirations des routes sublimes dans les reflets éclatants d’un ciel d’été. Etape vécu «à l’ancienne», comme au temps joyeux où tous les journalistes «suivaient» chaque jour les coureurs – les précédaient le plus souvent – du kilomètre zéro à la ligne finale, sans jamais perdre ni leur inspiration d’adultes ni leur enthousiasme de gamins. Par ces pleins et ces déliés, dans l’apprentissage de notre pays, le pèlerinage du peloton se transforma vite en folie furieuse. Ce par quoi s’inventa l’imagination puisée au creuset de la réalité, nommer autrement: la dure vérité nue de la course.

Rendez-vous compte. Primo, les premiers coups de pédale furent retardés de dix minutes en raison des rafales de vent soufflant sur la ville de départ. Mauvais présage. Secundo, alors que deux kilomètres seulement venaient d’être avalés, les 155 rescapés (Sagan renonça au petit matin) subirent déjà un premier éventail, sous l’impulsion de l’armada de Julian Alaphilippe (DQT). Une bordure, puis deux, trois... Nous ne les comptâmes plus tant la panique généra de la peur. A plus de soixante kilomètres-heures, le peloton se scinda en plusieurs parties, formant autant de lacets éparts comme les bras vivants de la rivière Ardèche que nous longeâmes durant plus d’une heure. Tertio, lorsque nous croisâmes le Pont d’Arc, creusé par le lit des eaux et désormais patrie des canoéistes qui se laissent glisser sous l’Arche en caressant la roche à leur passage, le spectacle toucha au merveilleux. Plein les yeux. A la faveur de la bagarre inaugurale avec Eole, l’échappée fleuve s’était donc formée avec treize courageux (parmi lesquels Henao, Alaphilippe, Küng, Politt, Van Moer, Theuns, Greipel, etc.). Rythme endiablé, jusqu’à quinze minutes d’avance. Farouche volonté, jusqu’à forcer le respect.

Dans sa générosité régénératrice, le Tour en ses trouvailles nous octroyait ainsi cette dose quotidienne de supplément d’âme, de villages en villages, de bourgs en balcons, de torrents en contreforts, mue par cette géographie soumise – à priori – à la nécessité épique de l’épreuve, transformant les rocailles et les terres en autant de personnages incarnés. Sur les tronçons cocardiers de Juillet, les reliefs et les rebords naturalisent l’homme, quand la nature elle-même s’en trouve humanisée. Puisqu’une sorte d’accalmie s’installa en pénétrant dans le Gard, nous songeâmes aux propos tenus la veille par Tadej Pogacar (UAE), titillé puis légèrement distancé au sommet du Ventoux par un gamin à peine plus vieux que lui, le Danois Jonas Vingegaard, 24 ans, qui dût sa participation chez les Jumbo au burn-out de Tom Dumoulin et sa position de «leader» à l’abandon de Primoz Roglic. Le porteur du maillot jaune déclara en effet: «Je n'ai pas pu suivre Vingegaard, il a été super fort, il a mis le paquet, ça a été un peu trop pour moi et j'ai craqué.» Le craquage réel ou supposé du gamin se solda finalement par une opération nulle (pas une seconde de perdu), mais beaucoup découvrirent que le crack slovène était plus «attaquable» qu’imaginé. De quoi tourner les têtes et, dès lors, élaborer quelques plans fumeux en vue des Pyrénées, ce dimanche? Pogacar ajoutait: «J'ai essayé de rester calme. Je n'ai pas paniqué. Au final, c'était une bonne journée.» Un affolement relatif, comme en témoignent encore les cinq minutes d’avance sur ses trois poursuivants au général (Uran, Vingegaard, Carapaz).

Avant le retour de la haute montagne, nous eûmes le bonheur d’assister à la victoire d’un baroudeur, dans les rues de Nîmes, en la personne de l’Allemand Nils Politt (Bora). Les manœuvres du début d’étape avaient ainsi scellé le sort de ce jour en ballade mémorielle. Allez savoir pourquoi. En écrivant ces mots gorgés d’un soupçon d’émotion, le chronicoeur pensa à la «galère» de l’équipe française Groupame-FDJ, découpée en morceaux dès la moitié du Tour, réduite à quatre unités: Armirail, Küng, Madouas et Gaudu, lui-même malade, en grande souffrance. «On va se remettre dans le fil de la course, on veut faire honneur au maillot», répétait Marc Madiot, le manager, tel un sanglot d’espoir, un râle plutôt. Nous voulûmes retrouver le chant des cigales, les odeurs de genets, les sillons bordés de haut talus herbeux et les sentes pavées qui s’enfonçaient étroites et profondes dans la terre des collines d’Ardèche – déjà si lointaines…

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 9 juillet 2021.]

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