Dans la cinquième étape, un contre-la-montre entre Changé et Laval (27,2 km), victoire du Slovène et tenant du titre Tadej Pogacar (UAE). Il repousse les autres favoris au général. Mathieu Van der Poel reste en jaune, pour 8 petites secondes.
Laval (Mayenne), envoyé spécial.
«Tout corps est une machine et les machines fabriquées par le divin artisan sont les mieux agencées, sans cesser pour autant d’être des machines», écrivait Descartes dans le Discours de la méthode. A la façon antique des rois de passage, ils y étaient donc parvenus, à ce premier grand rendez-vous. Un contre-la-montre placé tôt dans le calendrier de ces trois semaines en enfer, entre Changé et Laval (27,2 km), après quatre jours en Bretagne sous des rideaux de pluie où il y eut des perdants et des dominants, sans pour autant que les acteurs majeurs du général fussent réellement éparpillés. Dix-sept coureurs se tenaient en moins d’une minute. Et nul besoin de se présenter en devin pour comprendre que l’intervalle rassemblerait moins de prétendants aux honneurs finaux, à la suite de ce chrono mayennais réservé aux métronomes de la haute, aux cuirassiers de la vitesse, aux apprentis permanents de l’effort solitaire en tant que genre, tous capables de ces coups de reins incessants qui modifient la résistance de l’air en conjuguant puissance et rapidité.
En vérité, deux histoires en une. D’abord celle des experts en chasse d’étape: Stefan Bisseger, Kasper Asgreen, Soren Kragh Andersen, Victor Campenaerts, Jonas Vingegaard, Stefan Küng, Mattia Cattaneo, Wout Van Aert ou encore Mikkel Bjerg. Ensuite celle des cadors en quête de ciel jaune afin de dissiper les nuages bas: Tadej Pogacar, Richard Carapaz, Geraint Thomas, Primoz Roglic, Wilco Kelderman, Julian Alaphilippe ou David Gaudu. Sur un parcours un rien bosselé sans être favorable aux grimpeurs, mais pas assez rectiligne pour conforter entièrement les «spécialistes», sachant que les averses rendirent la chaussée glissante et provoquèrent de nombreuses embardées, nous ne fûmes fixés qu’à l’heure du thé, accompagné de sabots de Pégase (petits bonbons au caramel et noisettes).
Energie, agilité, relances ; ce triptyque formait l’équation idéale. A ce grand jeu de la solidité brute, il fallut se rendre à l’évidence. Le Slovène Tadej Pogacar, qui renversa le Tour l’an dernier dans ultime chrono en crucifiant Roglic, irradia d’une qualité suprême, taillée dans le diamant, instants magnétiques d’un crack en action qui n’en finit plus d’étonner le milieu. Un peu comme le recommencement d’une vision inaugurale, quand nous succombons à l’esthétisme supposé d’un champion se servant de sa bicyclette comme d'un instrument, quand elle n'est qu'un outil pour d’autres. Malgré ses 66 kilos, il maintint à distance tous ses rivaux, même le costaud «technicien» Küng et ses 84 kilos (deuxième à 19’’). Surtout, il assomma Roglic, Carapaz et consorts, désormais relégués au général, avant l’entrée dans les Alpes, dès samedi. Au passage, nous pûmes mesurer à quel point Mathieu van der Poel, cinquième à 31 secondes seulement de Pogacar, savourait et s’épanouissait dans sa nouvelle peau: contrairement aux prévisions crépusculaires, le voilà toujours de jaune vêtu. Pour 8 petites secondes. «Ce maillot est un honneur, et il porte plus haut celui qui a le bonheur de l’avoir sur les épaules», déclara le petit-fils de Raymond Poulidor, prouvant une fois encore que le langage des seigneurs s’élabore sur des fondations.
Quant à notre Julian Alaphilippe, qui ne s’économisa en rien depuis le départ de Brest, il plafonna dans l’exercice, lâchant plus d’une minute, incapable de marquer les esprits comme il le fit en 2019 à Pau, sur un profil à peu près équivalent. Rien de surprenant. Lui-même avait analysé l’essentiel, la veille, prophétisant: «Je sais que j’ai progressé, mais je ne suis pas au niveau des tout meilleurs. J’ai gagné en 2019 parce que tous les clignotants étaient au vert : une condition exceptionnelle, le maillot jaune qui transcende, le parcours pour moi… Cette année, les deux chronos me conviennent moins. Je ne vais pas prendre le départ en disant que je peux gagner. Le but, c’est limiter le plus possible la casse. Je me sens bien, mais je ne m’emballe pas.» En vélo comme en toute chose, la lucidité reste une forme supérieure de la critique. D’autant que le roman de la chevalerie ne se vend plus guère. Le chronicoeur le sait: la religion populaire qu’était le cyclisme a tendance à s’éventer. Seule la grammaire du courage s’écoule encore avec le vent, immuable.
Tadej Pogacar, du haut de ses 22 ans, ne nous démentira pas. Le Tour n’est pas qu’un sport: il continue, périodiquement, de dire «l’invariant de l’homme plein d’ardeur dans le noir – sa nature sans excipient», comme le narrait jadis Philippe Bordas (1). Et ce dernier précisait: «Le cyclisme aboutit à l’homme-machine de René Descartes et à la systémique issue de lui. La génétique est l’ultime dévoilement de l’ontologie.» Lorsque, plus solitaire que jamais, le corps parle – et lui seul.
(1) « Forcenés », Fayard (2008).
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 1 juillet 2021.]