Dans la deuxième étape entre Perros-Guirec et Mûr-de-Bretagne Gerlédan (183,5 km), victoire du Néerlandais Mathieu Van der Poel, petit-fils de Raymond Poulidor. Julian Alaphilippe lui cède le maillot jaune.
Mûr-de-Bretagne Guerlédan (Côte d’Armor), envoyé spécial.
Un instant. Un instant seulement de douce évasion entre terre et mer, telle une furtive parenthèse que seul le Tour, par ses folies topographiques, octroie du haut de son ancestral légende. Perdu en cette fabrique à visitations chaque année réinventée, le chronicoeur, arrimé sur le parcours de la deuxième étape entre Perros-Guirec et Mûr-de-Bretagne Gerlédan (183,5 km), longea la Manche sur l’un des plus beaux littoraux du monde, qu’on se le dise, à l’avant-garde du serpentin bariolé de la caravane. Au loin, l’île aux Moines, et puis la côte de Granit Rose taillant l’horizon d’un trait de crayon d’artiste, et devant nous, magnificence ensauvagée, le grand site naturel de Ploumanac’h, merveille de roches que les vagues embrassaient sous les grains enfiévrés de ce dimanche électoral. Avant de filer plein sud par Paimpol et Saint-Brieuc, une rêverie de fortune s’imposa. Là, nous imaginions des enfants emmitouflés, gravant sur le sable de vastes dessins. Plus tard, la marée patiente effacerait ces mots de silice. Et lorsque viendrait la nuit, seuls les embruns accrocheraient encore un peu d'écume à ces traces bientôt oubliées.
Tels ces marins qui n’en finissent jamais de traquer ces esquisses noyées, nous tournâmes le dos aux écumes, l’âme baladeuse, pour retrouver la course et l’apprentissage du pays stupéfié dans ses élévations, quel que soit la géographie des lieux. Quand les ascensionnistes-puncheurs de la Grande Bouche recherchent une forme de dépassement en tant qu’avantage supérieur. Eux osent se jouer du patrimoine et tentent d’en dompter les périls. Tout groggys de la veille, autant par les deux chutes monumentales (quatre abandons, de nombreux blessés en souffrance) que par la phénoménale prise de pouvoir du Français Julian Alaphilippe (DQT), les 180 rescapés de l’étape inaugurale entamaient le deuxième volet de leur virée en Bretagne. Quelques côtes répertoriées ; de l’air vivifiant ; de la pluie intermittente balayée par de maudites rafales de vent ; et de bien basses températures à ne pas ouvrir les fenêtres du véhicule. Et surtout – oui surtout – la magistrale allégresse du Peuple du Tour, innombrable sur les bords des routes. Comme la signature populaire enfin retrouvée de cette aventure de l’extrême, seule capable de fraterniser avec les nobles manières oniriques.
Ajoutons un point d’orgue, l’attrait du jour en majuscule. «L’Alpe d’Huez bretonne» accueillait en effet le peloton afin de sceller par la pierre un serment élégiaque. La bosse de Mûr-de-Bretagne, cette difficulté mythique escaladée à deux reprises dans le final (avec l’octroi de bonifications à chaque sommet), sorte de petite sœur robuste et altière de sa jumelle d’Isère, n’est pas surnommée «l’Alpe d’Huez bretonne» pour rien. A deux détails près. Cette montée de Menez-Hiez (ou Menéhiez), son vrai nom, ne culmine qu’à 293 mètres d’altitude ; et pas un seul virage ne divertit les 2 kilomètres d’escalade à 6,9% (troisième cat.). Une satanée ligne droite qui toise le coursier de face et se dresse à l’abri des arbres où s’entassèrent deux, trois rangées de spectateurs et de bigoudènes en bigoudis, transformant ce bout de terre des Côtes-d’Armor, par l’ampleur de la ferveur, en vingt-et-uns virages imaginaires (ceux de l’Alpe d’Huez). Le Tour y plantait une ligne d’arrivée pour la quatrième fois. De quoi maintenir son palpitant au bord de la rupture.
Six échappés matinaux voulurent s’y disputer la victoire (Perez, Cabot, Koch, Clarke, Theuns et Schelling). C’était sans compter sur la quête de ce triomphe de prestige, sans parler de la baston au classement – déjà – entre Alaphilippe, Roglic, Pogacar, Gaudu, Thomas, Uran, Carapaz et consorts, tous nichés à 18 secondes de notre champion du monde. Quand les deux escalades débutèrent, une seule question nous taraudait : Alaphilippe était-il parti pour un joli bail, jusqu’au contre-la-montre de mercredi, ou jusqu’aux Alpes, voire Le Ventoux ? Après que les derniers fuyards récalcitrants (Cabot et Theuns) soient avalés, nous vîmes ce que nous attendions. L’effort violent, qui ne dura que quatre ou cinq minutes à chaque fois, ne réclamait pas d’aisance technique particulière. Juste de la puissance et… du mental. A ce jeu du coup de force dans la tête, quand bien même la vigueur physique demeure leur obsession, le Néerlandais Mathieu Van der Poel alluma la mèche dès la première ascension, qu’il franchit en tête. L’ultime emballage livra une identique vérité: le petit-fils de Raymond Poulidor n’a rien à envier à Alaphilippe. Non seulement il réitéra l’exploit d’une attaque fulgurante pour remporter l’étape (devant Pogacar et Roglic), mais, à la faveur des bonifications, il vint chiper le maillot jaune des épaules du Français. Dans cet exercice, Van der Poel était attendu, surveillé. Rien n’y fit. Le crack de 26 ans pousse un peu plus les portes de sa propre gloire.
Le chronicoeur repensa aux évocations glorieuses, cette côte restant gravée dans l’histoire. En 1947, pour le premier Tour d’après-Guerre, elle avait déjà pris un maillot jaune dans sa toile. Celui d’une de nos idoles: René Vietto. Après une défaillance hélas célèbre, le Niçois y perdit sa tunique et ses illusions au profit de Jean Robic, lors du plus long chrono de tous les temps (139 km). Diabolique côte. Qui parfois offre une destinée aux audacieux : en 2011, le vainqueur du jour, l’Australien Cadel Evans, ne savait pas qu’il glanerait cette année-là son unique Tour. Les cyclistes, irascibles, écrivent parfois des épopées dont nous faisons mémoire commune. Van der Poel participe pleinement de cette «vélorution» propulsée par Alaphilippe. Cette figure du forçat de chair et d’os. Et ce mélange de traditions racinaires et d’anticonformisme.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 28 juin 2021.]
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