jeudi 11 février 2021

Sacré(s)

Qui se distingue ? Ceux qui se battent pour la dignité des plus faibles…

Citoyen. Malraux lui-même, pour ne pas provoquer une société qui confondait déjà «sacré» et «divin», évoquait non la sacralité mais convoquait souvent l’esprit de la «valeur suprême». Partant du principe que là où il y a du sacré, il y a de l’enclos, de l’interdit mais surtout du dépassement, une question crucifie le bloc-noteur ces temps-ci : la France est-elle encore sacrée ? Au sens par lequel s’engager possède un double sens : se mettre au service d’une cause et bloquer son agenda au profit de l’indicible. Mais quand maintenant, tout est maintenant, broyé par le court-termisme, le « nous » a-t-il encore autorité sur le «moi» ? Que deviennent l’utilité commune, l’avantage de tous, la volonté générale, la nation ? Ces mots étaient à l’honneur chez nos grands révolutionnaires de 1789-1793, qui reconnaissaient des droits aux « membres de la société », aux hommes définis comme citoyens de par leur appartenance à un corps politique. La République selon la France. Comprenez bien la différence : dans le préambule de la charte européenne des droits fondamentaux, la personne se retrouve au centre du monde, tandis que la société a disparu comme sujet. L’individu versus le citoyen. En bas, la pente est au nombril. En haut, au bonapartisme. Deux dictatures menacent de tout temps le bonheur des citoyens : celle du tout sur la partie, et celles des parties sur le tout. Chez Rousseau, Hugo et Jaurès, ce «tout» a-t-il encore valeur suprême ?

Crise. France, l’affaire est entendue. Archipélisée, émiettée. Civisme en berne. Industrie moribonde. Indépendance politique et juridique bafouée. Le pays de Pasteur et du CNR ne sait plus s’imposer et relier ce qui se délite. Même l’espérance dans le pacte commun – cet horizon qui nous dépasse tous – semble avoir disparu. Notre Jean-Jacques doit se retourner dans son Panthéon qu’on ait si peu lu son Contrat social, où tout a été consigné scrupuleusement pour les générations futures, notamment que dans une République, où le droit ne passe pas les bornes de l’utilité publique, il est impossible «d’être un bon citoyen» sans une «profession de foi purement civile». Comme l’écrit Régis Debray dans D’un siècle l’autre (Gallimard) : «On pense beaucoup en France. On constate un trop-plein d’intelligence et un flagrant manque de courage. Crise de la volonté ? Oui et non. Au fond, crise de la croyance. On n’y croit plus. En rien ni en personne. Résultat : dans notre rapport au temps, avenir disparu et futur interdit. Dans notre rapport aux autres, repli sur soi et chien méchant. Et face au risque, la trouille ou l’accusation. La crise de confiance générale soulève une question prioritaire de religiosité, au sens banal du terme : ce qui nous lie à nos semblables. (…) Telle est la situation de la France actuelle. Elle est sans précédent dans notre histoire.»


Mémoire. Recoller les morceaux, unir un peuple désuni, condamner les séparatismes – celui des riches n’est pas moins puissant que ceux des fanatiques de dieux. Manque, en politique, les reliques fondamentales et patrimoniales. L’Internationale ouvrière se transmet de moins en moins, et la Marseillaise se chante en sourdine. Debray demande : «Qu’est-ce qui, en dehors de la famille, n’a pas de prix et ne pourrait s’échanger contre rien d’autre ?» Ici-et-maintenant, dans cet assèchement symbolique, tout est à reconstruire. Au moins, dans la mémoire collective, reste-t-il une place pour la Révolution et la Bastille, pour les luttes, pour la révolte, pour les sacrifices. En politique comme en toutes choses, ceux qui se distinguent et laissent une trace sont toujours les mêmes : ils battent d’abord pour la dignité des plus faibles. Parce que la France est la France, voilà ce qu’il y a de plus sacré.

 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 12 février 2021.]

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