Dans la onzième étape, entre Châtelaillon-Plage et Poitiers (167,5 km), victoire au sprint de l’Australien Caleb Ewan (Lotto). A mi-Tour, le peloton reste sous la menace du Covid… et certaines performances commencent à faire jaser.
Poitiers (Vienne), envoyé spécial.
En philosophie cycliste, face à un univers qui doit s’efforcer de penser l’accélération problématique des phénomènes prévisibles, on pourrait appeler cela: un tremblement du temps, une sorte de désorientation, l’imminence de quelque chose qui provoque peurs et rumeurs. Même le monde le plus sérieux, le plus rigide comme peut l’être le Tour, même le vieil ordre, s’il ne cède jamais à l’exigence de justice, plie quelquefois devant l’anxiété. Ce 9 septembre, pour la onzième étape entre Châtelaillon-Plage et Poitiers (167,5 km), le chronicoeur traversa le marais poitevin en se disant qu’une partie de la caravane allait s’enfoncer dans ces marécages, aménagés par l’homme dès le XIe siècle, et qu’elle ne ressortirait de ces canaux et rigoles creusés par des générations d’aïeux qu’en s’efforçant de regarder la réalité. A mi-Tour, elle reste assez crue: jamais les pédaleurs n’ont paru si dépaysés, aussi douteux de leur corps social constitué, comme si nous les sentions à la merci de leurs propres démons, dépouillés qu’ils sont des us et coutumes héritiers d’une tradition qu’ils croyaient intangible.
Pourchassés par le virus depuis le printemps, sans savoir s’ils échapperont à la menace d’une exclusion de leur équipe pour deux cas de malade du Covid, nos Forçats de Septembre cheminent toujours dans l’inconnu. Depuis la mise à l’écart du «positif» Christian Prudhomme (une première) et de quatre membres des staffs d’AG2R La Mondiale, Cofidis, Ineos et Mitchelton-Scott, le peloton retient son souffle. Le trouble palpable se mêle à la joie d’être là et bien là, présent, quoi que potentiellement en sursis. Pour une fois, le stress d’être pris par la patrouille pour des questions de dopage passe totalement au second rang. Pinçons-nous pour y croire, le virus l’emporte sur beaucoup d’autres préoccupations et accapare les énergies. «On y pensait tous, on avait peur d’avoir un test positif. Je suis content que la course puisse continuer», racontait par exemple Primoz Roglic, le porteur du maillot jaune. Beaucoup d’équipes avaient d’ailleurs pris les devants en réalisant des prélèvements PCR en interne, jugeant qu’entre Nice et La Rochelle le délai de neuf jours était trop long.
N’oublions pas que les prochains et derniers tests seront réalisés dimanche et lundi prochain, à une semaine des Champs Elysées. Rappelons également que si un seul membre des quatre équipes citées plus haut s’avère «covidé», elles devront plier bagages. Anticipons le scénario. Imaginons que Romain Bardet, Guillaume Martin et Egan Bernal, même négatifs, se trouvent éjectés de l’épreuve avant les Alpes. Quid de l’équité sportive de l’épreuve? Et quelle conclusion tirerions-nous si les «frelons» de Jumbo rentraient tous à la maison en raison de deux positifs et que le Slovène soit contraint de tourner le dos à la course alors qu’il domine le général? A l’évidence, les coureurs ne sont pas les seuls à se réveiller avec la trouille au ventre. Les organisateurs et l’UCI doivent passer de bien mauvaises nuits. Un mot suffit parfois à congeler l’enthousiasme, à plonger les 163 rescapés dans l’indéterminé: peur.
D’autant qu’une autre peur s’empare du Tour: celle de la rumeur. Elle gangrène la durée temporelle, bien que personne n’en parle vraiment, sauf dans les coulisses. L’affaire passa même inaperçue. Dans les Pyrénées, dimanche 6 septembre, le record de la montée du col de Marie Blanque fut en effet pulvérisé par le duo Tadej Pogacar (UAD) et Primoz Roglic (Jumbo), en 17 minutes 36 secondes, avec 452 watts étalons. Etrangement, Lance Armstrong n’a pas réagi. Il aurait dû. Depuis 2005, c’était lui qui détenait la précédente performance de référence (17’59’’). A croire que le coronavirus a atteint jusqu’à la réactivité du Texan...
La veille de cette ascension surréaliste, quelques paroles d’Egan Bernal, tenant du titre, avait déjà intrigué le chronicoeur. Nous étions au soir de l’étape conduisant à Loudenvielle, par le terrible Port de Balès (HC) et le col de Peyresourde (cat.1). Le Colombien, tout heureux d’être encore dans le coup, déclara: «Je n'ai pas perdu de temps sur les coureurs du classement général, Roglic et les autres. Ca a été vraiment très dur (quand Roglic a attaqué, NDLR). Surtout la première partie de la dernière montée. Dumoulin (Jumbo) a imprimé une allure très haute. J'ai eu le sentiment que je ne pourrais pas suivre ce rythme jusqu'au sommet, mais j'ai regardé les chiffres, et ce n'était pas possible qu'ils le maintiennent jusqu'au bout. J'ai essayé de gérer.» Vous avez bien lu... Quand, dans la même phrase, les mots «chiffres» et «pas possible» sortent de la bouche d’un vainqueur potentiel, inutile de se transformer en phénoménologue ou en spécialiste des catastrophes annoncées. Comme le répétait Georges Braque: «Les preuves fatiguent la vérité.»
Pour un peu, le chronicoeur allait négliger l’étape du jour, aussi morne que plaine. Il y eut bien sûr la belle échappée de Matthieu Ladagnous (FDJ), revu bien avant terme. Ne soulevons pas trop les haillons hideux de la hiérarchie contre la liberté. L’envolée finale, promise à un sprinteur, fut dominée par l’Australien Caleb Ewan (Lotto). Le tremblement du temps attendra les reliefs du Massif central – ou pas.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 10 septembre 2020.]
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