Une fabrique à mémoire, l’entr’aperçu d’une époque en tant que genre. Un résidu du rêve usiné par la conscience populaire, celle d’un temps si loin et si proche, lorsque, devant leurs yeux et dans leur cœur, les Français prenaient chair par l’intermédiaire des exploits pédalant de leurs semblables, hommes du peuple durs à la tâche, les «forçats de la route». Avec la mort de Raymond Poulidor, terrassé par «une grande fatigue» à l’âge de 83 ans dans la commune limousine où il résidait, à Saint-Léonard-de-Noblat, c’est un peu notre vie «d’avant» qui disparaît dans l’écho du chagrin national, une singulière idée du récit collectif d’après-guerre, comme s’il n’y avait plus sur nous d’autre vêtement qu’un lambeau de rage et de stupeur mâtinée d’une tendresse infinie. Ce qui prend fin en cet instant, alors que pour beaucoup l’invisibilité des exploits du champion garantit sa présence dans les esprits, ce n’est pas ceci ou cela que d’autres générations – nos aïeux – auraient partagé par procuration à un moment ou à un autre, c’est un bout de l’histoire de France même, une certaine origine de notre pays, la sienne sans doute mais celle aussi dans laquelle nous nous façonnâmes sans forcément le comprendre. Ce que Raymond Poulidor emporte avec lui, c’est autre chose que sa personne. C’est la course cycliste en elle-même, à peine plus vieille qu’un homme parvenu au bout de la vie, qui, tel un corps couvert de cicatrices, continue de nous raconter les douleurs et les plaisirs, les échecs et les victoires. Il en fut l’incarnation totale.
«Je rêvais de devenir Marcel Cerdan. »
L’existence joue des tours. Né le 15 avril 1936 dans une famille modeste des Gouttes, hameau d’un petit village de la Creuse, Masbaraud-Mérignat, où, «comme pour tout bon paysan, la pluie était toujours bienvenue», comme il le répétait souvent, Raymond Poulidor ne s’imaginait pas en cycliste, encore moins en idole indépassable du peuple. À propos de sa jeunesse, il nous confia un jour les racines de sa principale blessure: «À 10 ans, les poings entourés de chiffons, je passais mon temps dans la grange familiale à taper dans un sac de farine. Alors que les vaches ruminaient dans l’étable et que mes parents se reposaient des travaux des champs, j’épuisais mon énergie de gamin à frapper un sac aussi grand que moi, les mains en sang. Je rêvais de devenir celui que j’avais découvert dans les pages de l’hebdomadaire sportif Miroir Sprint, Marcel Cerdan.» Et il précisait, ému: «Lorsque j’ai appris sa mort en 1949, j’ai été terrassé. L’espoir m’avait abandonné. J’ai renoncé à ma vocation. Et je suis devenu un petit fermier qui allait faire les courses… à vélo.»
Après une enfance sans confort mais plutôt enchantée à truster les bouquets dans les courses régionales pour «durs à cuire», Poulidor ne passa professionnel que tardivement, accaparé par les travaux des champs puis ses obligations militaires. En 1960, huit années après avoir disputé sa première course, il signa son premier contrat au sein de l’équipe Mercier, dirigée par son futur mentor, Antonin Magne. Les fameuses couleurs Mercier, ancrées dans la mythologie, auxquelles il resta fidèle tout au long d’une carrière qui s’étira sur dix-huit saisons et s’acheva à 40 ans passés. Un autre temps, n’est-ce pas. Celui du général de Gaulle et de Maurice Thorez, celui de Georges Pompidou et des chanteurs yé-yé, celui du dopage « à la papa » qui jamais n’aurait transformé un «cheval de labour en pur-sang», bref, celui d’un cyclisme «à l’ancienne» qui réclamait des forces de la nature – il en disposait – et des caractères à toute épreuve. La France qui se retrouvait alors par lui dessinait les contours surannés d’un Hexagone de salle de classe, carte éclatante et chamarrée d’un territoire saisi dans ses limites et sa grandeur, ses gouffres et ses aspérités, honoré par un peuple uni dans une ferveur chaque année recommencée: le Tour de France, encore narré à l’imparfait du subjonctif par ceux qui firent sa légende, les «écrivants», qu’ils furent journalistes ou écrivains, voire les deux. Douceur du rêve partagé en mode identificatoire, doublée de la violence de l’utopie: selon la façon, naïve ou lucide dont on le considère, le Tour d’alors oscillait entre un doux rêve un rien infantile – «notre Noël en été», comme aimait à le ressasser Louis Nucéra – et une utopie sans merci. Raymond Poulidor personnifia les deux avec une générosité sans limite.
Doté de cette mine resplendissante de paysan limousin, il devint donc le symbole d’une certaine France, toutes classes confondues. Avec Jacques Anquetil, ils avaient fini par la couper en deux. Comment, en effet, évoquer la figure de «Poupou» en la dissociant de celle du «grand Jacques»? Dans ce voyage au bout de la mémoire, l’un et l’autre inséparables dans toute leur dualité et antithèse furent les personnages clefs d’un mode onirique rare, singulièrement lors de leurs duels sur la Grande Boucle. L’opposition Anquetil-Poulidor demeure ce qui refléta le plus cette époque. Comme l’expression d’un clivage irréconciliable. Et pourtant les deux faces d’une même pièce. Car les foules ne donnent pas leur cœur aussi aisément, ni en toute impunité. Les exploits et les régences ne suffisent pas. Notre maître Cyrille Guimard l’exprime mieux que quiconque: «Par une singulière alchimie, après victoires et gloire, Anquetil fut le mal-aimé des spectateurs. Lui avait tout gagné ou presque, mais les Français le boudaient, préférant à sa science innée l’esprit besogneux d’un Poulidor, toujours plus ou moins magnifique dans les défaites.» Et Guimard ajoute: «Anquetil enviait à en crever la popularité de Raymond. Et vous savez pourquoi ? Parce que Poulidor est devenu une star et une icône sans jamais le vouloir. Il n’en a jamais rajouté dans le pathos ou le cabotinage. Il était juste là. Et avec son air placide, il en imposait. (…) À un moment ou à un autre, chacun pouvait se reconnaître en lui. Imaginez le balayeur dans une usine : le jour où il n’a pas été nommé chef balayeur parce qu’il était malade, c’était un Poulidor incarné. Anquetil : il y avait en lui le dominant, l’aristo. Poulidor : il y avait en lui le dominé, l’ouvrier. On aimait Poulidor, on l’applaudissait. On se plaisait à détester Anquetil, à le siffler. Poulidor était encore l’incarnation de cette démesure des forçats de la route qui se donnait à voir dans le spectacle d’un travail de souffrance, rétablissant l’homme dans la dignité de sa condition. Le divorce était consommé entre deux France. Et Poulidor était du bon côté, du côté du peuple. Que cela plaise ou non, c’était vécu ainsi. Les riches et les pauvres.» (1)
Un Poupou pas toujours second
S’il paraît que les mythes durent, celui qui consiste à désigner Poupou comme l’«éternel second» aura alimenté les décennies écoulées. Vrai: pour le Tour de France. Sur lequel il ne portera jamais le maillot jaune bien qu’il montât à huit reprises sur le podium final entre 1962 et 1976. Faux: pour le reste. Son palmarès est même l’un des plus riches du cyclisme tricolore : 189 victoires, dont Milan-San Remo (1961), la Flèche wallonne (1963), Paris-Nice (1972, 1973), le Critérium du Dauphiné libéré (1966, 1969), le Tour d’Espagne (1964) et sept étapes du Tour. « Je suis devenu un nom commun, s’amusait-il. Tous les jours il y a un Poulidor à la radio, à la télévision. Dès qu’il y en a un qui fait 2e à la pétanque par exemple, c’est un Poulidor. » Entrer ainsi dans l’histoire par l’appropriation populaire, voilà qui n’est pas donné à tout le monde. Poulidor muta en antonomase, une figure de rhétorique consistant à prendre un nom propre pour véhiculer le contenu d’une idée, comme Crésus pour la richesse, Mozart pour la virtuosité, Dom Juan pour la séduction…
Mais depuis longtemps, Poulidor avait déjà gagné un surnom éternel. Dans le fracas jubilatoire de cet âge d’or de l’écrit, en compagnie des Jacques Goddet, Pierre Chany, Antoine Blondin et René Fallet, deux immenses journalistes de l’Humanité se disputaient la vedette dans nos colonnes. L’un était anquetiliste définitif : Abel Michéa. L’autre poulidoriste irascible: Émile Besson. Ce dernier (2), héros lui aussi de la Résistance mais qui savait ne pas jouir de la «renommée littéraire» de ses illustres collègues, inventa le sobriquet inoubliable et incontournable: Poupou. «C’est l’une des choses dont je suis le plus fier, expliquait Émile Besson en 2003. Non seulement j’avais trouvé Poupou, mais j’ai cloué le bec à Michéa, Fallet et Chany! Pouli… Poupou… Comme dans le patois auvergnat, tous les prénoms finissent en ou, j’ai choisi Poupou. La première fois, je m’en souviens, c’était dans l’Écho du Centre, journal pour lequel je faisais une pige. “Vas-y Poupou!” avais-je titré… Rigolade immédiate de Pierre Chany, un autre anquetiliste, qui buvait le coup avec René Fallet. “Tu as l’air de quoi avec ton Poupou?” Fallet rajoute: “Mais t’es fou! Est-ce que Pélissier se faisait appeler Pépé?” Puis on trinque, et tout le monde plaisante, moi le premier… Sauf que… Sauf que l’expression, dès le lendemain, est reprise par un confrère, puis par un deuxième. Puis c’est Abel lui-même qui titre “Poupou et la nounou”, au sujet d’Antonin Magne. Puis Jacques Goddet la reprend à son tour dans l’Équipe. “Poupou” était définitivement adopté…» (3)
Fauché par une moto officielle
Dans l’imaginaire commun, l’aventure cycliste de Poupou se confond avec celle de ses malheurs sur la Grande Boucle, dont il prit quatorze fois le départ sans jamais la remporter. Une véritable anomalie pour l’un des Géants de la Route les plus doués de son époque, excellent grimpeur, mais souvent victime d’une infortune si fréquente qu’elle confina parfois à la fatalité et «érigeait la malédiction en vertue rayonnante», comme l’écrivait Blondin. Comme sur le Tour 1964, battu pour 55 petites secondes par Anquetil, après avoir lâché bêtement du temps dans plusieurs étapes anodines, prélude au face-à-face célèbre du Puy-de-Dôme, quand leurs silhouettes se touchèrent au sommet de l’effort. Ou plus encore celui de 1968, alors qu’il avait course gagnée et qu’il fut fauché en plein effort par une moto officielle. Les années Anquetil, puis la déveine, puis «l’ère» Merckx… Tant d’anecdotes qui nourrissent nos tardives soirées.
Malchanceux, sans doute. Mais populaire, si populaire et si aimé qu’il suffisait de le croiser chaque année sur les routes de la Grande Boucle – spectacle inouï sans cesse réitéré – pour comprendre le lien filial qu’il avait réussi à nouer avec le peuple du Tour. «Parfois, je rentre dans ma chambre d’hôtel et je me demande comment je vivrais si on ne me reconnaissait plus. Le pire dans la vie, c’est l’indifférence», nous déclarait-il, en 2013, un sourire coupable au bord des lèvres. Raymond ou la «vox poupulidor», composée de cris de joie et de scènes d’amour charnel jamais démenties jusqu’à juillet dernier, où il paraissait bien fatigué. Certains lui reprochèrent longtemps son côté «vieille France», près de ses sous, capable de conserver précieusement les tee-shirts glanés sur la caravane. Lui s’en moquait, assumait. Cyrille Guimard se souvient: «Combien de fois ai-je entendu : “Poupou, il a vraiment rien dans la tête.” C’est tout le contraire! Avec le recul, je considère Poulidor comme l’un des coureurs les plus intelligents que j’aie jamais rencontrés. J’ai couru six ans à ses côtés et j’ai souvent fait chambre commune avec lui, je sais de quoi je parle. Je me suis vite aperçu que c’était un homme réfléchi, intelligent et pragmatique. Accessoirement, c’est aujourd’hui l’un des cyclistes les plus fortunés de sa génération. Raymond a su faire exactement ce qu’il fallait faire pour ne pas se compliquer la vie. Lui aussi n’a jamais voulu être ce qu’il n’était pas – grande qualité. D’autant que, contrairement à la légende populaire, il est relativement cultivé. Et il possède toujours une analyse clairvoyante et simple sur les hommes et les événements. Croyez-moi, de quoi faire pâlir certains intellectuels!»
Quelques jours avant de succomber à un cancer de l’estomac en 1987, Jacques Anquetil passa un ultime coup de téléphone à Raymond Poulidor: «Tu te rends compte, t’as vraiment pas de chance, tu vas encore faire deuxième.» Les voilà désormais réunis, ces deux monstres sacrés de l’histoire sportive du XXe siècle. À l’heure d’arpenter l’escalier en bois de chêne de la Petite Reine, repensant avec compassion à ses mésaventures qui lui refusèrent la gloire de la victoire en jaune, le chronicœur de juillet n’oublie pas ce que lui confessa un jour Poulidor : «Plus j’étais malchanceux, plus le public m’appréciait, plus je gagnais du fric. Il m’est d’ailleurs arrivé de penser que gagner ne servait à rien. Si j’avais gagné le Tour, on ne parlerait plus de moi aujourd’hui.» Jamais il ne se lamenta. Il profitait d’un don inné: celui de savoir vivre. Comment croire qu’il vient de s’éteindre d’une «grande fatigue»…
(1) Dans les secrets du Tour de France, de Cyrille Guimard, avec Jean-Emmanuel Ducoin, éditions Grasset, 2012.
(2) Émile Besson est mort en 2015.
(3) Hors-série de l’Humanité édité pour le centenaire du Tour de France en 2003.
(2) Émile Besson est mort en 2015.
(3) Hors-série de l’Humanité édité pour le centenaire du Tour de France en 2003.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 14 novembre 2019.]
Votre article est très beau.
RépondreSupprimerPK
Merci cher Jean Emmanuel pour ce bien bel hommage.
RépondreSupprimerC'est tout le cyclisme de mon enfance qui meurt aujourd'hui.
Votre article sur M. Poulidor dépasse de beaucoup la norme habituelle en matière d'"articles nécrologiques", quand bien même il aurait été écrit "à l'avance" pour céder à cette prétendue urgence du traitement journalistique.
RépondreSupprimerMerci pour cet hommage plein de poésie, d'émotions, d'humanité. Bravo ! c'est aussi pour des articles de cette qualité que j'envoie régulièrement un petit chèque de soutien à l'Humanité.