jeudi 14 novembre 2019

Flamme(s)

Et un étudiant s’immole…

Brûlé. Un jeune homme s’immole par le feu ; et une grande partie de notre pays détourne le regard. Un gamin, notre fils, notre frère, notre concitoyen, a choisi la voie extrême, celle de l’inacceptable. C’est un jeune homme, vraiment désespéré et tellement déterminé que les mots – venant de nous – s’épuisent à témoigner de ce que cela peut signifier. Il y a quelques jours, devant le Crous de Lyon, il a tenté de se tuer par les flammes. Imagine-t-on le geste? Peut-on se le représenter? Sait-on que ce fils de la République a été brûlé à 90%, qu’il ne lui reste qu’un souffle assisté pour passer de vie à mort? Nous le prénommons Anas, cet étudiant de 22 ans, venu de Saint-Étienne pour apprendre et avancer, pour que l’enseignement reçu, et ce qui va avec, soit conforme à ce qu’il entrevoyait de l’à-venir possible. L’âge durant lequel le chemin se défriche non par l’insouciance (encore que), mais surtout par la soif de connaissance. L’existence ouverte, comme un fruit à mordre à pleines dents. Sauf qu’il a choisi une place publique pour tenter de mettre fin à ses jours. Avant son passage à l’acte, il a posté une lettre sur son compte Facebook. Non seulement il prévenait, mais il voulait expliquer les raisons: «Aujourd’hui, je vais commettre l’irréparable, si je vise donc le bâtiment du Crous à Lyon, ce n’est pas par hasard, je vise un lieu politique du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, et, par extension, le gouvernement.» Pourquoi cet étudiant en sciences politiques cherchait-il à mettre le feu à nos indifférences, par les cris et les douleurs? «Cette année, faisant une troisième L2 (deuxième année de licence – NDLR), je n’avais pas de bourse, et même quand j’en avais, 450 euros/mois, est-ce suffisant pour vivre? (…) J’accuse Macron, Hollande, Sarkozy et l’UE de m’avoir tué, en créant des incertitudes sur l’avenir de tou-te-s. J’accuse aussi Le Pen et les éditorialistes d’avoir créé des peurs plus que secondaires.» Le bloc-noteur loue les mots ; pas le geste! Non, pas le geste! Insupportable geste et intolérable idée : celle que le suicide puisse devenir soit un témoignage ultime de renoncement, soit, en l’espèce, un acte de résistance.

Travail. Anas nous dit tout. Son manque d’argent pour subvenir à ses besoins et poursuivre ses études. Son angoisse d’un futur incertain. Son rejet de la société telle qu’elle est. Ainsi accusait-il les derniers présidents – Mac Macron, Normal Ier, Nicoléon – et leur choix non dit de sacrifier la jeunesse à la loi du marché, les laissant se précariser jusqu’à l’usure totale. De même accusait-il «Le Pen et les éditorialistes» de répandre la haine, sans distinction ni frein, et d’avoir «créé des peurs plus que secondaires». De la conscience politique de haut niveau. Ni plus ni moins. Sauf que, depuis ce passage à l’acte, un torrent d’abominations se répand, sur les réseaux sociaux ou ailleurs, niant la valeur du témoignage. Pour deux raisons. Primo: la tentative de suicide serait forcément liée à d’autres facteurs «intimes». Secundo: le message serait justement trop «politique» pour signifier autre chose qu’une forme de désespoir sans arrière-pensées. On croit rêver. Si le bloc- noteur répugne à nommer l’innommable – un «sacrifice politique» –, il n’ira pas jusqu’à refuser la portée «politique» de ce qu’il signifie, hélas. Car les racines du mal se trouvent là sous nos yeux, prêtes à ruiner les êtres les plus solides. Osons dire que nous avons «l’habitude» des suicidés du travail, ceux qui se dévouent sans compter et qui se trouvent brisés par les dérives des nouveaux modes de gestion, par le stress, la rentabilité, les mobilités forcées, les objectifs irréalisables, les restructurations, les changements de métier, la détérioration des rapports entre salariés visant à briser tout esprit de corps, etc. Mais qu’un étudiant précaire en parvienne à cette extrémité doit nous réveiller et nous inciter à comprendre. L’humiliation se niche également aux portes et à l’intérieur des universités. En ce sens, Anas est aussi un suicidé du «travail». Et, comme chacun d’entre eux, il a paraphé par son supplice l’arrêt de mort d’une certaine idée de notre société. 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 15 novembre 2019.]

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