dimanche 26 mars 2017

Fidélité(s): se souvenir des écrits de Daniel Bensaïd

Relire "Jeanne, de guerre lasse", un grand chef d'œuvre de 1991 réédité, qu'il convient de revisiter…

Révolutionnaire. Les choses de l’esprit nous condamnent à perpétuité… L’autre matin, à la rédaction, il a suffi qu’un collègue dépose un livre sur le bureau du bloc-noteur pour que resurgissent des souvenirs de lecture, si intacts et vivants qu’une sourde émotion – presque de jeunesse – se ranime soudain, avec son corollaire, le goût inachevé d’un intellectuel que nous avons tant apprécié. Par les temps qui courent et nous écrasent, même en pleine campagne électorale, lisez ou relisez absolument Jeanne, de guerre lasse, du regretté Daniel Bensaïd, que les Éditions Don Quichotte ont la bonne idée de republier, vingt-six ans après sa première parution (1991, Gallimard). «Une voix nous manquait qui, heureusement, revient. Écoutez son doux murmure, consolant et bienveillant. C’est le bruit du réveil et de l’espoir», écrit d’emblée Edwy Plenel, dans une préface assez magistrale, qui nous invite non seulement à revisiter ce livre-totem comme l’œuvre-vie d’un écrivain à part, mais, surtout, à repenser à hauteur d’homme avec Daniel Bensaïd, philosophe et militant, politique et poète, «indocile comme les causes qui l’animaient, inclassable comme les irréguliers qu’il défendait». Pourquoi, au début des années 1990, Jeanne d’Arc devenait-elle la figure d’une «guerre lasse» sous la plume d’un marxiste révolutionnaire? Pour retrouver le fil d’Ariane – celui de l’espérance – d’une gauche d’engagement véritable, offrant à cette femme d’un autre temps une forme de résistance universelle qui inspire tant la grande camaraderie de ceux qui ne renoncent pas. Et pourquoi, aujourd’hui, éprouve-t-on la nécessité d’y retourner? D’abord parce que, loin des clichés parfois accolés à sa personne, et malgré sa place assumée de théoricien d’une certaine extrême gauche française, Daniel Bensaïd, dans ses nombreux écrits, n’était pas réductible à une assignation «philosophique» et/ou «politique», encore moins, croyez-nous sur parole, à un dogme figé dans le passé. Au hasard, il suffit d’ouvrir à nouveau la Discordance des temps: essais sur les crises, les classes, l’histoire (Éditions de la Passion, 1995), ou plus encore Marx l’intempestif. Grandeurs et misères d’une aventure critique (Fayard, 1995), pour se convaincre de l’ampleur des champs émancipateurs qu’il recouvrait, toujours au nom de son combat pour l’égalité et de son exigence démocratique et sociale, dont il ne s’est jamais départi, vaille que vaille. Ces textes «d’époque», nullement datés en vérité, témoignent aussi de la vigilance du penseur d’alors face à la contre-réforme néolibérale dont il percevait déjà les conséquences durables – et dont nous constatons ici et maintenant les ravages…
Choix. Jeanne, de guerre lasse, le plus intime sans doute de tous ses livres, fut rédigé à un moment charnière de l’existence de Daniel Bensaïd. Primo: l’annonce de son diagnostic, le sida, avec, devant lui, le surgissement du sablier du temps fatal, un an, deux ans, dix ans, ne sachant pas qu’il résisterait au mal jusqu’en 2010. Secundo: l’arrivée d’un temps qui capterait ou emprisonnerait une part de l’héritage révolutionnaire. Deux temps indissociables. Dans Jeanne, à la place de Jeanne, il écrit: «J’ai appris à vivre ce qu’il me restait de vie, journée après journée, minute après minute ; à défendre ces instants précieux contre l’idée dévorante de la dernière fois. (…) J’ai appris à défendre chaque parcelle du jour contre le venin du regret.» Aussi étonnant que cela puisse paraître, Jeanne, de guerre lasse demeure une ode à la résistance et aux doutes, de même qu’une résonance aux vertus des révolutions et leurs horizons des possibles. «En cherchant bien, il y a toujours des raisons dans les principes», assure Jeanne-Daniel. Un choix vigilant, en somme, où la fidélité au passé vaut toute morale de l’engagement. Dans Jeanne, Daniel Bensaïd nous enseigne ceci: pour que toute audace soit possible et crédible, il convient de traverser une époque gorgée d’attente, affamée d’événements susceptibles de conjurer la catastrophe. Y sommes-nous? 
 
[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 24 mars 2017.]

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