vendredi 13 janvier 2017

Conduite(s)

Que faut-il pour que le peuple de l’Abîme se dresse enfin ?
 
Solitude. Le déboussolé de gauche – quoique ferme sur ses bases – continue d’écarquiller les yeux. Comme si le temps ne s’était pas vraiment écoulé. Comme si quelque chose l’avait distendu. Comme si le déboussolé en question, pourtant jamais avare de débats et de disputes, avait simplement vieilli hors de ce temps consumé. Le philosophe et médiologue Régis Debray écrivait dès 2012: «La gauche, sans faire le détail de ses tribus et avec tous ses aggiornamentos, a dans son ADN un pacte avec la durée, parce qu’elle est “transmission”, transport d’une information rare le long du temps.» Combien de vies brûlées! Le fagot reste posé là, l’énigme toujours vivante. Les désillusions et l’espoir côte à côte. Histoire de colères. Mais avec une seule ligne de conduite: ne jamais avoir honte d’être des héritiers par l’esprit et les idées – puisque c’est bien cela qui nous fait homme. Face à la gôche qui a entériné la disparition des humanités, des classiques, des chronologies et de l’histoire elle-même, en avalisant le sacre de l’homo œconomicus et l’extension de la norme marchande à toutes les activités humaines, y compris les gratuites, il ne suffit plus d’un examen d’émotion pour retisser les liens sacrés avec le peuple. Creuser la terre et les consciences, c’est aussi creuser la langue. Convaincre, tout en déchiffrant nos propres mystères, n’est pas une mince affaire dans les dédales de nos meurtrissures, quand la solitude nous incite à reculer en nous-mêmes. Toutefois nous croyons encore aux passerelles invisibles qui atteignent d’autres horizons, par l’ardeur du combat et de l’action qui nous offrent une perspective. Nous y sommes. 
Changement. Ainsi, nous serions à la merci de réactions irrationnelles d’une partie de nos concitoyens, écartelés entre le monde d’hier et celui de demain, habités qu’ils sont par la noirceur des perspectives et la peur du déclassement généralisé – celui de notre pays, celui de chacun d’entre nous. Ont-ils tort de ressentir à ce point leur propre fragilisation? Bien sûr que non. En tirent-ils pour autant toutes les conséquences politiques? Évidemment pas. Mais quelque chose dans leur exaspération témoigne néanmoins d’une évolution du climat. Comme si Pablo Neruda leur chuchotait à l’oreille subitement: «Vis maintenant! Risque-toi aujourd’hui! Agis tout de suite! Ne te laisse pas mourir lentement!» À ces mots, soudain les choses changent d’aspect, un frisson d’animation semble vibrer dans l’air. Vous le sentez? Et vous aussi, vous vous posez cette question : que faut-il pour que le peuple de l’Abîme se dresse enfin, comprenne que l’enjeu d’un bouleversement de société le concerne au premier chef, lui qui n’a rien à perdre que sa misère et sa douleur de vivre, lui qui a tout à gagner, d’abord l’étrange exaltation de construire collectivement un nouveau monde pour être nouveau dans une nouvelle vie? Quand comprendra-t-il qu’il est la force? Que sa muette apathie, une fois évanouie, peut se transformer en une force fascinatrice et redoutable? Appelons cela pour l’instant la «révolution citoyenne», l’unique condition désormais pour ne pas abandonner l’utopie à un pays de nulle part où se perdrait le rêve…

Quête. «Rendre aux ouvriers leur dignité»: sous ce titre, Marion Fontaine, membre de l’Institut universitaire de France, interpellait la gauche, la semaine dernière, dans une tribune donnée au Monde. «Une dynamique de mépris et d’humiliation, écrivait-elle, place les classes populaires en marge du débat politique. La gauche doit répondre à leur quête de fierté et de reconnaissance.» Remplacer les mots «ouvriers» et «classes populaires» par «pauvres», «invisibles» ou encore «plus faibles», et vous aurez compris le message. Un message de classes.
 
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 13 janvier 2017.]

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