vendredi 17 juillet 2015

Tour : le spectre du passé sur un plateau

Pour la dernière arrivée au sommet dans les Pyrénées, entre Lannemezan et le plateau de Beille (195 km), adjugée sous des trombes d’eau, l’Espagnol Joaquim Rodriguez s’impose. Froome poursuit sa balade.
 
Chris Froome avant le départ.
 
Plateau de Beille (Ariège), 
envoyé spécial.
L’acte cycliste par excellence atteint-il encore, de-ci de-là, à l’essence même du tragique caché, dans la ferveur qui doit s’y consacrer? Quand Cyrille Guimard, notre maître, répète dans le creux de l’oreille du chronicœur: «Quelle ambiance, mon dieu, quelle ambiance!», c’était la preuve éclatante que quelque chose de supérieurement triste se propageait dans la caravane. Et quand il ajoutait: «La course devient presque accessoire», nous nous sommes dit que l’heure des enthousiasmes et du lyrisme réunis était derrière nous.
Un spectre hante le Tour ; le spectre de la triche. De la triche en grand, qu’elle soit médicale ou mécanique, ce que le président de l’Union cycliste internationale, Brian Cookson, dit prendre «très au sérieux». Pas un suiveur n’échappe à ce genre d’évocation. Depuis la démonstration de Chris Froome à La Pierre-Saint-Martin, suivie de la publication d’une vidéo furtive sur sa montée au Ventoux, en 2013, la rumeur s’est emparée du maillot jaune. Elle ne le quittera plus, quoi qu’il dise, quoi qu’il fasse, même une hypothétique défaillance serait désormais mise sur le compte d’un mauvais dosage ou d’un « désarmement » précipité. Appliquons au vélo une idée empruntée à Karl Marx: le passé pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants. Ce fameux «passé qui ne passe pas», faute d’avoir été vraiment analysé, déconstruit, repensé.
 
Comme il y a deux ans lors de son premier succès, le «malaise» Froome se cristallise autour de sa manière d’imposer son joug. À l’image de Lance Armstrong à Sestrières en 1999, puis à Hautacam en 2000, le leader des Sky a voulu assommer la course dès la première arrivée en altitude, dans un style si peu académique qu’il prête à toutes les controverses visuelles. D’où les questions multiples, héritières directes des peurs nullement dissipées des années noires, bien que certains, dans le peloton, s’en offusquent ouvertement. Le coureur français de l’équipe suisse IAM, Sylvain Chavanel, cité par l’Équipe, ose par exemple affirmer: «Il faut arrêter de douter de tout, je ne sens aucun malaise dans le peloton autour des Sky.» Un directeur sportif en activité et présent sur le Tour, cité anonymement par le quotidien sportif, pense pour sa part que les principaux coureurs de Sky «ont freiné dans la montée (de La Pierre-Saint-Martin – NDLR), sinon ils auraient fini 1, 2, 3», avec Chris Froome, Richie Porte et Geraint Thomas…
 

Nous en étions là, jeudi, quand, pour ne rien arranger, une forme de chaos s’invita dans le bruit et la fureur. Soudain, la pluie, le tonnerre, l’orage, la grêle, de l’eau en cascade venaient de s’abattre sans prévenir sur le plateau de Beille, en haut des cimes ariégeoises, là où le silence venait de s’effranger dans des teintes démoniaques et ruisselantes d’effroi. La salle de presse – un vaste chapiteau – était précipitamment calfeutrée sous la furie des éléments, soumise à l’attaque de véritables œufs de pigeon glacés, alors que la majorité des suiveurs avaient rallié la ligne d’arrivée par plus de 37 degrés sous un soleil terrifiant. Le four se transformait en déluge réfrigéré: 16 degrés. Les dieux du vélo n’aiment pas qu’on les dérange, ils préfèrent qu’on leur récite des prières, des sourates et des livrets d’amour à la gloire de leur Petite Reine.
 
Dans l’art funambulesque de l’adaptation, l’Espagnol Joaquim Rodriguez – rescapé d’une longue échappée dans laquelle s’illustra enfin Romain Bardet – se montra le plus fort et triompha des eaux. Derrière, dans des conditions dantesques, beaucoup furent rincés (Gallopin, Barguil, etc.). Pas Chris Froome, qui s’accommode bien de la froideur biologisée. Attaqué par Contador, Nibali puis Quintana, Porte et Thomas mirent un point d’honneur à se sacrifier pour leur boss. Avant que ce dernier ne fasse le job lui-même. Dans ce décor de désolation et de saturation d’humidité, nous ne savions plus qui étaient les vrais grimpeurs des autres, ceux de la haute, ceux dont la fonction existentielle consiste à l’élévation sans pesanteur, quelles que soient les conditions, battus par les gouttes, clignant des yeux, le surplomb vacillant. Car, pendant ce temps-là, Froome règne sans partage…
 
Finissons par un pied de nez. Hier, Lance Armstrong a débuté son périple sur les routes du Tour, vingt-quatre heures avant le peloton, au profit d’une association caritative. «Je m’attends à un accueil normal des gens, tout le monde est respectueux et sympa avec moi depuis que je suis arrivé en France», a déclaré le Texan. La montagne, revanche aux hommes sans chair, attire parfois certains cyclistes du passé desquels il ne reste rien.
 
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 17 juillet 2015.]

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