Il y a trente ans, en juillet 1985, le Blaireau remportait son cinquième Tour. Durant trois jours, la Grande Boucle
a visité les terres bretonnes de son dernier vainqueur français. En éternel héros à la carrière tellurique.
Et la parole se fit chair. «Où que vous soyez ici, la mémoire du vélo s’impose à nous comme le vent, la pluie, la vie et la mort.» Ne dites surtout pas à Laouenan, un Breton de soixante-douze ans, qu’il accorde à l’espace mythique du Tour une importance telle qu’elle lui garantit une présence des esprits pouvant irriter tout rationaliste de Juillet. «Quand vous respirez le vélo, vous êtes la terre, la nature, les arbres et le feu.» Son regard scintilla d’un éclat noir dont la brillance intérieure n’appelait aucune contradiction. Lui croit savoir – mais a-t-il seulement tort? – que le capital symbolique du Tour donne encore à lire une certaine idée du genre, un résidu du rêve, une fabrique à ramener l’enfance. Plus qu’ailleurs sans doute, la structuration de la légende trouve une part de ses origines en Bretagne, terre dévolue à la gloire de la Petite Reine qui rend perceptible, sur un mode à la fois narratif et onirique, la grande idée de Michelet, héritière de la Révolution, selon laquelle la France est une personne. Quand le peuple du Tour, par les yeux et dans les cœurs, prend corps par l’intermédiaire des exploits pédalant de leurs pareils, hommes durs à la tâche. En Bretagne, cette France du Tour est aussi une personne. Elle porte même un nom, Bernard Hinault.
Puis Hinault devint le Blaireau, il écrasa sous ses roues quiconque osait se dresser sur sa route, le regard assassin, les dents rabotées par la colère. Une mentalité de punisseur. Il mordait d’abord, parlait ensuite. Dans ce pays du vélo, l’homme à la carrière tellurique afficha ce bloc de granit qui alourdit aujourd’hui encore son visage en dedans, un visage de roc dur aux mâchoires serrées, comme un point central hermétique, siège d’un sang-froid magnétique rehaussé d’un caractère trempé dans le marbre. Hinault l’a répété: «Je voulais vaincre la douleur, dès qu’elle apparaissait.» Avilir les limites musculaires, soumettre son corps à sa volonté, qu’il ne soit pour lui qu’une sourde machine à produire de l’effort, un instrument au service d’une volonté de puissance. Un cycliste capable d’autant de brutalité avec lui-même n’avait que mépris pour la souffrance qu’il éprouvait, même avant de devenir champion d’exception, quand il continuait les petits boulots, à la ferme familiale, lors des moissons d’été, ou comme pompiste sur la N 12, comme ajusteur. Hinault vient de ce temps où les anciens, issus des mêmes métiers, ouvriers de si peu, s’arrimaient autant que possible aux classes intermédiaires par les accès du bas. Les cyclistes revendiquaient l’héritage. Ils pédalaient tel qu’ils étaient.
Les Bretons le savent: Hinault, c’était Tabarly sur un vélo. Il a eu soixante ans en novembre dernier, il reste le dernier Français vainqueur du Tour, il officie et serre des mains chez ASO, mais en lui, rien n’a vraiment changé. Il incarne toujours l’art du verbe à sa décrue, «l’orgueil aux extrêmes de la densité», comme le dit Laouenan. Chaque lieu ici témoigne qu’avec le Blaireau la mélancolie n’est pas que l’effet de la mémoire dans son aliénation. Alors, avant que le chronicœur ne file plein sud vers d’autres généalogies moins telluriques, Laouenan décida de se faire un peu docète et ouvrit l’évangile selon saint Jean. Il lut: «La parole se fit chair.» Rassurez-vous, Bernard Hinault n’était pas loin.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 13 juillet 2015.]
Le plus bel article que j'ai lu depuis le début du Tour dans toute la presse. Bravo pour cette écriture fabuleuse.
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