jeudi 23 juillet 2015

Tour : Bardet renoue les lacets de la victoire

Entre Gap et Saint-Jean-de-Maurienne, Romain Bardet (AG2R) remporte la dix-huitième étape également animée par Pierre Rolland, deuxième. Le peloton a escaladé l’une des étrangetés du tracé: les lacets de Montvernier.  

Le triomphe de Romain Bardet.
Saint-Jean-de-Maurienne (Savoie), 
envoyé spécial.
Une vraie bagarre de position, dont il était temps qu’elle survienne… L’étape venait de quitter Gap en direction de Saint-Jean-de-Maurienne (186,5 km), avec sept cols et côtes au programme, quand les premières attaques tranchantes dynamitèrent un peloton encore en roue libre. Le col Bayard à peine avalé, vingt-neuf chevaliers prirent résolument les devants, parmi lesquels nous retrouvions quelques connaissances tricolores ayant annoncé leurs intentions : Thibaut Pinot (FdJ), frustré de la veille, Romain Bardet (AG2R) et plusieurs représentants de la formation Europcar dirigée par Jean-René Bernaudeau (1), Pierre Rolland, Cyril Gautier, Thomas Voeckler et Romain Sicard. De quoi imposer du caractère à une course cadenassée depuis dix jours. Nous pensions à Pierre Rolland, qui, sans doute poussé par l’avenir incertain du groupe vendéen, voulait que l’acte cycliste atteigne ici à l’essence même du tragique caché, dans l’orgueil des êtres qui s’y consacrent. Nous pensions aussi à Romain Bardet, martyrisé lui aussi par les circonstances, plus que jamais pétri de revanche.
 
Depuis plusieurs jours, le chronicœur observait les deux leaders d’un œil plutôt attendri, s’imaginant chaque jour que le mauvais sort que leur avait réservé le profil, depuis les Pays-Bas, ne pouvait leur convenir. Nous les avions vu fatalistes mais jamais en fuite dans le frissonnement de leur tempérament où montait l’ivresse de l’injustice, quand la possibilité même de vaincre revenait en force, avec cet étonnement d’être encore si courageux et si fluides malgré les outrages. Nous étions donc remplis d’espoir pour Rolland et Bardet. Derrière, les grosses armadas tentèrent bien sûr de se charger du sale boulot, Sky en tête, aidée par Giant, qui comptait pourtant un homme en tête (Georg Preidler) mais voulait protéger la dixième place d’un autre Français, Warren Barguil. Lorsque les échappés entamèrent le col du Glandon (HC, 1 924 m, 21,7 km à 5,1 %), l’avance avait fondu à moins de trois minutes. Dans ce géant des sommets alpestres – qui n’occupe toujours pas une juste place dans la hiérarchie de la Petite Reine et relie la vallée de la Romanche à celle de la Maurienne, entre les massifs de la Belledonne et des Arves –, Pierre Rolland avait toujours à ses côtés l’admirable Cyril Gautier, au milieu d’une troupe d’une dizaine d’unités. Romain Bardet se montra alors remuant, sûr de son insolence. L’un des héros du Tour 2014 força l’allure, puis partit seul dans un art féerique réinventé. Quant à Pinot, à bout de forces, il joua les ascensoristes avant de rester au rez-de-chaussée.
 
Après une longue descente, les coureurs arrivèrent dans l’une des plus flamboyantes étrangetés du tracé 2015, les Lacets de Mont-vernier, qui relient le village susnommé de celui de Pontamafrey. Cette route forestière creusée à flanc de montagne de 1928 à 1934 ressemble à la Lombard Street de San Francisco, en bien plus spectaculaire, accrochée à la pente en dix-huit lacets dont l’étroitesse donne le vertige. Totalement fermé pour l’occasion aux spectateurs et classé en deuxième catégorie (3,4 km à 8,2 %), ce chemin récemment goudronné dessine dans la roche un théâtre d’un éclat tout enfantin, presque ludique. Longtemps les organisateurs, apercevant ce « spot » depuis le croisement des départementales 74 et 77 B, crurent qu’il s’agissait d’un simple chemin facilitant la transhumance des moutons et des bovins. Erreur. C’était une merveille brute qui méritait le passage de la Grande Boucle. Une audace payante, sublimée par d’antiques ondes de choc.
 
À son sommet, situé à dix kilomètres de la ligne d’arrivée, Romain Bardet bascula en solitaire et fila vers la victoire dans Saint-Jean-de-Maurienne en folie. Un jour de gloire pour le leader d’AG2R, qui recouvra son langage de grimpeur élaboré sur des fondations solides. Le cyclisme n’était alors pour lui qu’une emphase préméditée, une épure. Ce fut même une forme de triomphe tricolore, rehaussé par la deuxième place de Pierre Rolland. À l’arrière, sans surprise, le travail de sape des Sky paralysa le scénario en faveur de Chris Froome, habitué désormais à la domination à la limite de l’indifférence…
 
Allez savoir pourquoi, le chronicœur pensa alors aux Grecs. Ces derniers adoreraient ce genre de récit épique. Ils en auraient même appelé à Némésis, la déesse de la Juste Colère, dont le nom dérive d’un verbe qui signifie « répartir équitablement, distribuer ce qui est dû ». Sur le Tour, les coureurs doivent toujours payer leur tribut. Celui-ci leur est parfois redistribué. Romain Bardet et Pierre Rolland le méritaient tant.

(1) Ce dernier tente ces jours-ci de trouver 
un repreneur à Europcar pour poursuivre l’aventure dans le peloton professionnel.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 24 juillet 2015.]

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