lundi 4 août 2014

4 août 1914: la guerre générale est déclarée le jour où la France enterre Jaurès…

PHOTOS ROGER-VIOLLET
(Grande Guerre, les premiers jours - 1/5)  L’Allemagne envahit la Belgique. Les députés français votent à l’unanimité 
les crédits de guerre. Les députés allemands, sociaux-démocrates en tête, font 
de même au Reichstag. Le Royaume-Uni entre dans le conflit. À Paris, ce sont
les obsèques officielles du tribun socialiste. 

Mais où donc retentit le premier coup de feu? À moins que ce ne soit le bruit métallique et hurlant d’un canon à l’aveuglante visée? Nous sommes le 4 août 1914, il y a tout juste cent ans. Une chaleur moite règne sur la partie occidentale de la vieille Europe, et la tension, qui n’a cessé de monter depuis des semaines entre les dirigeants des empires et des gouvernements, a sombré dans le chaos diplomatique. L’heure du tocsin a sonné et plus rien ne peut arrêter l’engrenage infernal. L’horrible vérité du fer et du sang va parler, sur un théâtre de guerre dont on imagine, déjà, qu’il sera unique dans l’histoire des hommes. En moins de trois jours, l’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie, puis à la France, puis à la Belgique. La France a lancé la mobilisation générale. Le Luxembourg a été envahi par les troupes allemandes, qui viennent de procéder au premier bombardement aérien, à Lunéville, avant de pénétrer en Belgique par la région d’Aix-la-Chapelle. Les combats font rage dans les forts de Liège, mais rien ne semble empêcher la progression des forces belligérantes. 
 
Pris de vitesse, le Royaume-Uni répond favorablement à l’appel du roi Albert Ier et déclare la guerre à l’Allemagne. La République française, qui cherche encore à se consolider, doit s’y résoudre : le président Raymond Poincaré appelle à « l’Union sacrée» devant les deux chambres parlementaires, qui, à l’unanimité, vote les crédits de guerre. Depuis «l’attentat» de Sarajevo, le 28 juin 1914, et la mort de l’archiduc d’Autriche et prince héritier de l’Empire austro-hongrois, François-Ferdinand, tombé sous les balles d’un étudiant révolutionnaire serbe, les événements se sont déchaînés absurdement. Pour l’opinion publique européenne, cette histoire de Serbes qui tuent un Austro-Hongrois dans le chef-lieu de la Bosnie tient alors de la routine, un banal fait divers balkanique auquel il n’y a pas lieu d’accorder trop d’importance. Périodiquement, tous les cinq à dix ans depuis le XIXe siècle, une insurrection, de nouveaux massacres, et plus récemment encore deux guerres (en 1912 et 1913) ensanglantent l’actualité locale entre des peuples aux intérêts incompréhensibles, mais poussés dans le dos par de grandes puissances aux alliances si changeantes que même les diplomates s’y perdent. Toutes les entités de l’Empire ottoman, qui court des frontières de l’Autriche à celles du Maroc, inspirées par les Lumières et la Révolution française, se rêvent en destins nationaux. Les peuples de la région, Serbes, Grecs, Roumains, Bulgares et autres, ont enfin redécouvert leur histoire et leur langue, transformant cette fièvre légitime en rage, face aux autres pays du continent – Russie, Autriche, France, Royaume-Uni puis Allemagne – qui ont largement profité de l’industrialisation et n’aspirent qu’à une chose: se partager le contrôle des Balkans.
 
Tous les peuples de la région, ou presque, ont maintenant leur État. Mais tous y étouffent déjà et veulent l’agrandir au détriment de leurs voisins. Sauf que, en coulisse, deux grands empires tirent les ficelles et manœuvrent pour leur seul profit. L’Autriche-Hongrie, installée en Slovénie et en Croatie, souhaite poursuivre son expansion à l’est. La Russie, quant à elle, continue de s’enfoncer dans la nécrose du tsarisme, mais lorgne encore sur les détroits, le Bosphore et les Dardanelles, des «verrous» qui lui permettraient de s’affranchir de la mer Noire pour avoir un contrôle d’une partie de la Méditerranée. Ce jeu des «blocs», nourri par les crises successives et l’attentat de Sarajevo, vient d’atteindre son paroxysme. La «poudrière des Balkans» est devenue l’expression en vogue. Jamais elle n’a eu autant de signification. Au matin de ce 4 août 1914, le peuple français entre dans la guerre par une singulière cérémonie. Il enterre son héros, le père du socialisme, le grand républicain: Jean Jaurès. Ce sont les obsèques officielles. Devant une foule immense, un catafalque est dressé au coin de l’avenue Henri-Martin, devant toutes les autorités de la République, le président du Conseil, René Viviani, le président de la Chambre, Paul Deschanel, la plupart des ministres, les leaders de toute la gauche socialiste et syndicale et même quelques membres de l’opposition nationaliste, Maurice Barrès en tête.

Pour beaucoup, il s’agit de la première manifestation de l’Union nationale, même si Léon Jouhaux, le secrétaire général de la CGT, dans un discours flamboyant, hurle une fois encore sa haine de la guerre, de l’impérialisme et du militarisme. Il clame: «Jaurès a été notre réconfort dans notre action passionnée pour la paix ; ce n’est pas sa faute si la paix n’a pas triomphé. (…) C’est celle des empereurs d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie. (…) Nous prenons l’engagement de sonner le glas de vos règnes. Avant d’aller vers le grand massacre, cet engagement, je le prends au nom des travailleurs qui sont partis, et de ceux qui vont partir.» Car le premier coup de feu de guerre, le vrai premier coup de feu, a bel et bien claqué quatre jours plus tôt, le 31 juillet 1914, dans une brasserie parisienne. Le tribun socialiste et directeur de l’Humanité était attablé au Café du Croissant, à deux pas des grands boulevards parisiens, en compagnie de plusieurs de ses collaborateurs du journal. Jamais jusqu’alors il n’avait été à ce point inquiet de la situation mondiale et il sentait que l’avenir des peuples européens était arrivé à un point de basculement tragique de leur histoire.
 
Le matin même de ce 31 juillet, il avait signé ce qui restera son tout dernier article dans l’Humanité, intitulé «Sang-froid nécessaire», dans lequel il appelait à la raison. «Que l’on mette si l’on veut les choses au pire, écrivait-il, qu’on prenne en vue des plus formidables hypothèses les précautions nécessaires, mais de grâce qu’on garde partout la lucidité de l’esprit et la fermeté de la raison.» Et il ajoutait: «À en juger par tous les éléments connus, il ne semble pas que la situation internationale soit désespérée. Elle est grave à coup sûr, mais toute chance d’arrangement pacifique n’a pas disparu.» Au Croissant, la soirée s’étirait doucement dans le brouhaha. Inquiet mais pas résigné, Jaurès, sur un coin de table, prenait des notes. «Je vais écrire cette nuit une sorte de “J’accuse”, où je dénoncerai les causes de tous les responsables de cette crise », avait-il annoncé. Il était 21 h 40 et le rideau d’une fenêtre s’écarta sur un bras armé d’un revolver. L’ultranationaliste et lecteur de l’Action française Raoul Villain, qui traquait Jaurès depuis des heures avec l’intention d’en finir avec « l’antipatriote », pressa sur la détente. Deux coups de feu. Le député socialiste s’affaissa doucement sur le côté gauche, le crâne ensanglanté. Quelques heures auparavant, Jaurès avait confessé: «Si la mobilisation se faisait, je pourrais être assassiné!» Le cri de douleur et de ralliement – «Ils ont tué Jaurès!» – parcourut alors le Tout-Paris, bientôt les grandes villes de province. La traînée de poudre devint panique. La guerre allait pouvoir passer, coûte que coûte, sur le cadavre encore chaud du pacifiste et internationaliste, de l’emblématique député de Carmaux, comme « mort en avant des armées », comme le dira Anna de Noailles. Car Jaurès avait tout vu. Et s’il voulait à tout prix éviter une catastrophe majeure – cette «guerre universelle» qui ne pourrait apporter qu’un grave recul de civilisation –, c’est parce qu’il avait analysé avant tous les autres la « rivalité haineuse » mise en action au cœur de l’Europe, cette mécanique infernale imposée aux peuples entre Serbes, Bosniaques, Autrichiens, Allemands, Russes, Anglais, Français, etc. Lors de son dernier discours public, à Vaise, dans l’agglomération lyonnaise, le 25 juillet, Jaurès avait clamé : «Si la tempête éclatait, tous, nous socialistes, nous aurons le souci de nous sauver le plus tôt possible du crime que les dirigeants auront commis et, en attendant, s’il nous reste quelque chose, s’il nous reste des heures, nous redoublerons d’efforts pour prévenir la catastrophe.» Au soir du 4 août 1914, l’assassinat du dirigeant socialiste et même ses obsèques sont vite relégués au second rang.
 
Cette cruelle vérité vaut pour la France, pour l’Allemagne, pour la Russie, pour l’Europe entière : la frêle barrière de la Deuxième Internationale, dans laquelle Jaurès s’impliqua corps et âme, ne peut plus jouer son rôle. Il est trop tard. Les recours contre la folie des hommes sont épuisés dès le premier coup de canon. De l’autre côté du Rhin, ce qui paraissait inconcevable quelques mois plus tôt vient de se produire le jour même: les députés allemands sociaux-démocrates, majoritaires, qui s’étaient engagés à contrer coûte que coûte la course aux armements, ont voté les crédits de la guerre au Reichstag. À l’unanimité. Comme les députés français.
 
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 4 août 2014.]

5 commentaires:

  1. Faut "croire" que l'on n'arrête pas "la folie des hommes" . Peut être pourrait on nous en prémunir ...
    Paulemi le Lundi, 4 Août, 2014 -

    RépondreSupprimer
  2. Vote des crédits de guerre à l'unanimité en Allemagne: y compris Liebknecht? En Allemagne aussi il y avait et il y a une gauche. C'est même l'attitude face à la guerre qui décidera de la révolution allemande, qui échouera, et de la scission entre sociaux-démocrates et socialistes.
    marejfLundi, 4 Août, 2014 -

    RépondreSupprimer
  3. Merci cher JED pour cet engagement journaliste et militant, que ce soit dans tes édito, ton bloc ou tes articles sur l'histoire ou le vélo, il y a toujours de l'intelligence et un art du récit formidable.
    Vive l'Huma !!!

    RépondreSupprimer
  4. Cher tous,
    En effet, Liebknecht s'opposera aux crédits pour la guerre, mais pas en août 1914 (il vota pour) mais en décembre 1914. Il fut d'ailleurs le premier député allemand à voter contre. J'aborderai cette question dans le 5e épisode de cette série.
    Amicalement.
    JED

    RépondreSupprimer
  5. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

    RépondreSupprimer