Le 31 juillet 1914, le directeur de l'Humanité tombait sous les balles d'un nationaliste.
Et
le dernier souffle de l’homme, assassiné, renvoie déjà aux sourdes plaintes d’un
monde bientôt soumis aux enfers. Les rues parisiennes de ce 31 juillet 1914 exhalaient
cette chaleur moite du coeur de l’été qui ankylose les esprits et fatigue les
organismes, chacun quêtant, aux terrasses des brasseries ou dans les
arrière-cours des immeubles, de rares espaces de fraîcheur partagée. Une heure
plus tôt, rue Montmartre, Jean Jaurès et quelques-uns de ses collaborateurs de l’Humanité avaient hésité. Où
iraient-ils dîner? «Au Coq
d’Or?», avait suggéré l’un. «Non!,
avait répondu le directeur d’un ton caressant, c’est un peu loin, et puis, il y a de la musique, des femmes… Allons au
Croissant, c’est plus près. » Le tribun socialiste, qui prenait peu
soin de lui en règle général, négligeait depuis des jours et des jours tout ce
qui s’apparentait de près ou de loin au confort de sa personne. Ses
préoccupations s’attachaient toutes entières à l’ordre du monde et à l’avenir
des peuples européens, parvenus, il le savait bien, lui, à un point de
basculement tragique de leur histoire.
La soirée s’étirait doucement dans le brouhaha du café du Croissant, rendez-vous traditionnel des journalistes de ce quartier de la presse parisienne de l’époque. Les représentants de la rédaction de l’Humanité, autour de leur directeur, s’étaient installés aux seules places disponibles, dans une espèce d’encoignure dont les fenêtres, entrebâillées, donnaient sur la rue. Un serveur – le personnel était débordé – déroula un brise-bise afin d’isoler le groupe du mouvement extérieur. Jaurès écoutait malgré lui la rumeur de la ville, mais ses pensées, comme toujours, avaient un temps d’avance. Sur un coin de table, il prenait des notes en s’inspirant de la discussion enflammée qu’il menait avec ses rédacteurs politiques. «Je vais écrire cette nuit une sorte de ‘’J’accuse’’, où je dénoncerai les causes de tous les responsables de cette crise», avait-il annoncé. Ses yeux brillaient d’un ultime éclat d’allégresse intellectuelle.
Le rideau d’une fenêtre s’écarta brusquement, la grosse horloge du bar marquait 21h40. Un bras armé d’un révolver se figea dans l’espace. L’ultra-nationaliste et lecteur de «l’Action française», Raoul Villain, qui traquait Jaurès depuis des heures avec l’intention d’en finir avec «l’antipatriote», pressa sur la détente, à deux reprises. Deux éclairs. Deux coups de feu, à une seconde d’intervalle. Le député socialiste s’affaissa doucement sur le côté gauche, comme un enfant rattrapé par le sommeil. Chacun gesticulait, criait autour du corps désormais posé sur une table ensanglantée par les traces du crâne éclaté. Comment était-ce possible? Une femme hurla à la foule déjà massée: «Jaurès est tué! Ils ont tué Jaurès!» L’angoisse se transforma en confusion. Certains se souvinrent que, quelques heures auparavant, Jaurès avait confessé: «Si la mobilisation se faisait, je pourrais être assassiné!» Le cri de douleur et de ralliement – «Ils ont tué Jaurès!» – parcourut alors le tout Paris, bientôt les grandes villes de province. La traînée de poudre devint panique. La guerre allait pouvoir passer, coûte que coûte, sur le cadavre encore chaud du pacifiste.
Depuis plusieurs semaines, la presse nationaliste se déchaînait contre le tribun, ne reculant devant aucune insulte ou caricature, le dépeignant au mieux comme un agent prussien, au pire comme un antifrançais voulant anéantir la nation. Si Jean Jaurès n’était pas réductible à son pacifisme, il restait néanmoins l’une des pointes avancées de l’idée qu’il se faisait du socialisme internationaliste. «Mort en avant des armées», comme le dira Anna de Noailles, l’emblématique député de Carmaux, féru de stratégie militaire, ne relâcha pas ses efforts contre la guerre imminente et la montée des périls dont il pressentait la pourriture. Fallait-il d’ailleurs qu’il soit à ce point étreint par la perspective aigue d’un avenir cauchemardesque pour ne jamais hésiter à prévoir le pire, comme pour tenter de le conjurer. Il exprimait d’abord et avant tout une exigence pour l’humanité centré sur l’émancipation sociale, politique et morale du prolétariat, la classe ouvrière étant un agent de l’histoire. Il affirmait par exemple: «Ce n’est pas seulement par la force des choses que s’accomplira la révolution sociale. C’est par la force des hommes, par l’énergie des consciences et des volontés. (…) C’est sous la triple inspiration de Marx, de Michelet et de Plutarque que nous voudrions écrire cette modeste histoire.» Il doutait, il hésitait, mais il apportait à cette perspective la force sereine et lucide de sa joie de vivre, qui reposait sur un fond de mélancolie tenant aux duretés du combat, à sa lenteur et même à son incertitude. «Un jour viendra peut-être où nous serons tués par un de ceux que nous voulons affranchir», disait-il. Voulant surtout éviter une catastrophe majeure comme la guerre universelle qui ne pourrait apporter qu’un grave recul de civilisation, Jaurès avait tout vu ou presque de la «rivalité haineuse» mise en action au coeur de l’Europe, de cette mécanique infernale imposée aux peuples entre Serbes, Bosniaques, Autrichiens, Russes, Anglais, Français, etc., au point de s’étonner qu’on puisse s’y jeter aveuglément malgré tout. «Mais quelle chose extraordinaire!, déclara-t-il. Tous les gouvernements répètent: cette guerre serait un crime et une folie. Et les mêmes gouvernements diront peut-être dans quelques semaines à des millions d’hommes: c’est votre devoir d’entrer dans ce crime et cette folie. Et si ces hommes protestent, s’ils essaient d’un bout à l’autre de l’Europe de briser cette chaîne horrible, on les appellera des scélérats et des traitres et on aiguisera contre eux tous les châtiments.»
Ce terrible 31 juillet 1914, au fil d’une journée harassante, Jaurès avait immédiatement réagi en apprenant à la Chambre la mobilisation autrichienne, préfigurant la levée en masse des autres nations voisines. Il tenta une ultime démarche auprès du sous-secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, Abel Ferry, pour inciter à de derniers efforts diplomatiques. Dans les «Carnets Secrets» du jeune ministre, publiés seulement en 1957, bien après les faits et sa propre mort (il tomba au front en septembre 1918 lors d’une mission de contrôle parlementaire dans l’Aisne), l’homme, par ailleurs neveu de Jules Ferry, livra un témoignage d’autant plus crédible que, à l’époque, il était non seulement un adversaire déclaré de l’engagement pacifiste de Jaurès mais il était alors convaincu du ralliement patriotique des pires opposants à la montée vers la guerre, tels Pierre Hervé, ou Léon Jouhaux, les dirigeants de la CGT, qui avaient brandi la menace de la grève générale en cas de mobilisation. Abel Ferry y racontait que Jaurès était donc venu le voir trois heures avant sa mort pour dénoncer «les ministres à têtes légères» et qu’il écrirait ces vérités dans l’Humanité, «dussions-nous être fusillés», avait déclaré le directeur du journal. Et Ferry précisait: «Je mets en fait que si Jaurès avait pu le lendemain matin dans son journal, la développer (cette idée, NDLR), elle eût eu, en Angleterre, un tel retentissement que peut-être celle-ci, au moins dans les premiers jours, ne se fût pas prononcée pour la France, et qu’il eût brisé, en France même, cette unité nationale qui allait se faire autour de son cercueil.»
Dans les heures et les jours qui suivirent, les événements s’enchaînèrent absurdement. Le coup de tonnerre que constitua l’assassinat du dirigeant socialiste – accueilli dans une consternation embarrassée par le gouvernement français dirigé par René Viviani et mis à la « une » de tous les journaux français sans exception – fut immédiatement relayé au second rang par l’entrée en guerre de la France aux côtés de la Russie contre l’Allemagne. Toutefois, rien, absolument rien, ne permet d’écrire un siècle plus tard, bien au contraire, que Jaurès aurait accepté de rallier le gouvernement de Viviani, comme les socialistes Jules Guesde et Marcel Sembat l’ont fait le 26 août 1914, au nom de l’Union sacrée, qui, comme son appellation l’indique, était d’abord une union avant d’être sacrée. Lors de son dernier discours public, à Vaise, dans l’agglomération lyonnaise, le 25 juillet, Jaurès avait clamé solennellement: «Si la tempête éclatait, tous, nous socialistes, nous aurons le souci de nous sauver le plus tôt possible du crime que les dirigeants auront commis et, en attendant, s’il nous reste quelque chose, s’il nous reste des heures, nous redoublerons d’efforts pour prévenir la catastrophe.» Ces mots avaient valeur prophétique: «Se sauver le plus tôt possible du crime…»
Vérité pour la France, vérité pour l’Allemagne, vérité pour la Russie, vérité pour l’Europe entière: la frêle barrière de la Deuxième Internationale, dans laquelle Jaurès s’impliqua corps et âme, quand Lénine et Rosa Luxembourg menèrent le combat contre l’impérialisme et le colonialisme, ne joua pas le rôle attendu par les internationalistes convaincus, quelles que soient leurs nationalités. Ce recours contre la guerre s’était épuisé dès le premier coup de clairon, pour des raisons que les historiens n’ont pas encore tranchées. Pour le Français ou l’Allemand, aussi stupide que cela puisse paraître, le conflit s’ouvrait sur un combat de preux, aussi évident que la croisade, la défense de sa mère, le combat pour la foi ou la lutte des classes. Chacun pressentait qu’il était menacé dans son existence même par l’ennemi héréditaire, aucun raisonnement rationnel ne pouvait canaliser cet instinct collectif. La France? Dominée par l’envie de revanche contre l’Allemagne, accouché, entre autre, dans le traumatisme de la défaite humiliante de 1870 et la perte de l’Alsace et de la Lorraine. L’Allemagne ? Obnubilée par le rite fatal de l’impérialisme, qui, hélas, dépassait certains clivages politiques. Jaurès avait employé toute son énergie pour abolir ces antagonismes, mais il échoua à convaincre ses camarades du Parti social-démocrate (SPD), premier parti socialiste d’Europe, à s’affranchir du Reich. Bien sûr, les peuples en question tenaient cette passion de «l’unanimité patriotique» d’une lointaine histoire, mais elle trouvait aussi son origine dans des explications plus récentes. Depuis un demi-siècle, les progrès de la concentration géographique des activités industrielles et le développement du capitalisme avaient déterminé des phénomènes économiques généraux que n’avait pas connu l’âge préindustriel. En Europe, chaque nation avait ainsi le sentiment d’être victime de catastrophes et entourée d’ennemis qui en voulaient à sa prospérité, à son développement, à son avenir même. Le sentiment patriotique devenait donc l’une des formes de la réaction collective de la société face aux phénomènes nés de l’unification économique du monde. Jaurès avait pourtant prévenu: «Tandis que tous les peuples et tous les gouvernements veulent la paix, malgré tous les congrès de la philanthropie internationale, la guerre peut naître toujours d’un hasard toujours possible… Toujours votre société violente et chaotique, même quand elle veut la paix, même quand est à l’état d’apparent repos, porte en elle la guerre, comme une nuée dormante porte l’orage.» Ce qui donna l’apocryphe célèbre: «Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage.»
Cette guerre, véritable matrice du XXe siècle qui allait
meurtrir le monde durablement, était-elle souhaitée et préparée par les
industriels et les financiers, dans un contexte de baisse tendancielle du taux
de profit? Quelles forces économiques et politiques commandaient aux Etats,
aux nations, aux sociétés ? En somme, la future boucherie de 14-18 était-elle
le stade suprême du capitalisme? Comme Jaurès lui-même le pensait, le
caractère prédateur des milieux industriels de l’époque n’était plus à
démontrer, à l’image des rapports de force commerciaux entre les blocs, entre
Britanniques et Allemands, en Russie, dans le Balkans, en Chine ou dans
l’empire Ottoman, etc. La course aux armements des complexes
militaro-industriels ne cesserait d’ailleurs plus. Comment croire dès lors que,
pour eux, la paix était préférable à la guerre? Si les
«vraies» raisons du déclenchement des hostilités restèrent assez
obscures, hors la conduite inconsciente des belligérants, Jaurès n’avait pas
attendu 1914 pour repérer le jeu dangereux des alliances et les intérêts des
puissances concernées, Russie, Autriche-Hongrie, Allemagne, France, qui eurent
un rôle absolument déterminant. Il avait dénoncé bien avant l’heure la logique
mortifère de la Triple-Entente France-Russie-Angleterre, que Paris avait lancé
dès 1891, contre la Triple-Alliance Autriche/Hongrie-Allemagne-Italie. Après
l’attentat de Sarajevo, le 28 juin 1914, et la disparition de l’archiduc
d’Autriche et prince héritier de l’Empire austro-hongrois, François-Ferdinand,
tombé sous les balles d’un étudiant révolutionnaire serbe, les événements lui
donnèrent raison.
La seule chose que Jean Jaurès ne pouvait prévoir, et pour
cause, ce fut comment ceux qui voulaient empêcher cette guerre suicidaire se
trouvèrent, du jour au lendemain, comme désarmés. Il venait d’être assassiné ;
il était la première victime de la folie guerrière ; le monde allait
sombrer dans le chaos. Sa mort emportait avec elle, pour un temps-long, si
long qu’il aura épuisé l’âme des générations suivantes, des principes d’actions
fondés sur une dignité politique, sociale et internationaliste empreinte
d’héroïsme, qui faisaient de Jaurès un adversaire de la violence. Et nous
autres, par-delà l’épaisseur du temps, ses inconsolables mais fiers héritiers.
[ARTICLE publié dans l'Humanité Dimanche, 31 juillet 2014.]
Comment Est-ce possible, une telle disponibilité d'écriture et un tel ecclectisme: passer du Tour de France à Jaurès avec autant de talent, c'est assez exceptionnel. Bravo à Ducoin !
RépondreSupprimer