Froome, seul au milieu de ses adversaires. |
Il n’y a pas de hasard. Même dans les Pyrénées, où les parts
d’ombres des héros peuvent donner du relief aux existences écrasées de
sacrifices, toutes les performances sont étalonnées à l’aune de nos expériences
récentes. Devant la façon virtuose qu’ont certains à effleurer le chaos en
enfonçant les évidences, ne nous étonnons pas qu’ils manquent à la règle des
mythologies, à commencer par la principale: celle d’avoir à être protégé
par l’affection du public. Le Britannique Christopher Froome en sait quelque
chose.
Il faut le voir de près, celui-là, pour comprendre à quel
point l’onde néfaste des événements semblent traverser ce corps en action. Comme
s’il subissait son sort le visage en suspens et le regard hagard, toujours
porté vers le bas, vers ses jambes raclées jusqu’à l’os et sa carcasse sans
chair qui lui donnent les contours d’un jambon de montagne asséché par les
années en cave.
Lui si grand et si frêle avec ses genoux et ses chevilles qui
appuient sur les pédales vers l’extérieur, jamais dans l’axe. Mais lui si
puissant et agile, avec un rapport poids/puissance que l’on dit «bien supérieur» à la
moyenne. Qu’on se le dise, désormais aucun fait de course ne changera l’opinion
taboue: Chris Froome doit nous faire avaler la potion Sky ; seulement
voilà, elle a du mal à passer. Sa manière d’éparpiller la concurrence, samedi, dans
la montée d’Ax 3 Domaines, pourtant peu propice aux écarts décisifs, a agacé et
provoqué quelques suiveurs et pas mal de managers d’équipes, tous K.-O. debout dès
le premier round. Quant au chronicoeur, une seule référence en tête a surgi de
la fréquence de pédalage du leader des Sky et de cette manière si singulière
d’assommer le Tour dès la première étape de montagne: l’impression de
revenir aux «grandes heures» d’un certain Lance Armstrong et de
l’US Postal.
Rien qu’une impression? Froome a réalisé le troisième
meilleur temps de l’histoire de l’ascension d’Ax 3 Domaines (23’14’’).
Jusque-là, pourquoi pas. Mais que dire alors, quand nous savons qu’il se classe
juste derrière l’ancien boss de l’Us Postal (22’59’’) et Roberto Laiseka (22’57’’),
l’un et l’autre ayant réalisé cet «exploit» en 2001? Réponse
de l’entraîneur de la FDJ, Fred Grappe, sur Twitter: «Incroyable!!! On vient d'atteindre sur cette montée les limites
physiologiques de ce qu'on pouvait attendre mais sur un organisme frais...
fabuleux!!! » En conférence de presse, Froome a dû répondre aux
doutes: «Je vous assure que
je suis propre à 100%. C’est normal que les gens se posent des questions compte
tenu de l’histoire de notre sport. Je sais que notre sport a vraiment changé.
Je n’aurais jamais pu avoir ces résultats si le sport n’avait pas changé. Si
les gens voyaient notre préparation, tout le travail effectué dans les stages
de groupe en altitude, comme l’équipe fonctionne, ils comprendraient les
résultats et ne se contenteraient pas de dire ‘’wouah, ils ont des résultats
incroyable’’…» Cela ne vous rappelle rien?
A priori, le duel Froome-Contador ou la bataille
Froome-Valverde n’auront donc pas lieu (1). Hier, pourtant, c’était à la vie à
la mort entre Saint-Girons et Bagnères-de-Bigorre (168,5 km). Dès le premier
col de la journée, le Portet d'Aspet (2e cat), une coalition
hétéroclite s’est mise en place, pour isoler le maillot jaune, entre les
Garmin, les Movistar et les Saxo. Sous les yeux de François Hollande, venu
assister aux cinquante derniers kilomètres, Froome a été harcelé (en vain) au
fil des autres cols, tous classés 1re catégorie, Menté, Peyresourde,
Val Louron et Hourquette d’Ancizan, se retrouvant totalement dépourvu du
moindre coéquipier, même son dauphin, samedi, Richie Porte, grand perdant du
jour et définitivement exclu du podium final. Conclusion très
provisoire: Froome est plus fort que la Sky ; mais la Sky c’est lui...
Après le franchissement du dernier col, situé à 30
kilomètres de l’arrivée, la formation Garmin a trouvé sa récompense en voyant
triompher l’Irlandais Daniel Martin, vainqueur d’un sprint à deux du Danois Jakob
Fuglsang (Astana). Nous reparlerons vite de la progression du neveu de Stephen
Roche, dernier vainqueur de Liège-Bastogne-Liège et du Tour de Catalogne. Signalons
au passage que nos deux espoirs français ont une nouvelle fois payé les pots
cassés de la guerre des chefs. Pierre Rolland (Europcar), en quête des petits
pois à Paris, a montré ses limites pour le classement général. Et Thibaut Pinot
(FdJ) a connu une véritable déroute. Quant à Froome, il est allé chercher son
paletot jaune sous les applaudissements timides du public. Dominer sans être
aimé en retour est la croix de certains sportifs, surtout quand ils pratiquent
le cyclisme récent, qui puise son évolution dans la métamorphose des corps mis
à nu, rendus à une squelettique condition. Il n’y a pas de hasard.
(1) Contador et
Valverde sont deux anciens « clients » du célèbre docteur Fuentes…
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 8 juillet 2013.]
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