Depuis Nice (Alpes-Maritimes).
«Les hommes se distinguent par ce qu’ils montrent et se ressemblent par ce qu’ils cachent.» Si les rouleurs avaient pris le temps d’inventorier les lieux de passage les plus signifiants durant leur exercice collectif d’hier, il leur aurait suffi, à peu près à mi-chemin de la promenade des Anglais, de lever la tête à la verticale pour apercevoir un joli palais surplombant la plage de galets. Devant nous, le Centre universitaire méditerranéen, où, dans le recoin d’un étage, à l’abri du temps et de la poussière, dort d’un sommeil léger le bureau de Paul Valéry qu’il occupa dans les années 1930. Depuis cette salle des Illustres où l’horloge du penseur a cessé de carillonner depuis la fin d’un âge d’or moins fantasmé qu’imaginé, il nous plaît à croire que l’homme de Monsieur Teste, de la Crise de l’esprit et de Variété (cinq tomes) n’aurait pas détesté le vacarme et le fracas du Tour colonisant soudain son sanctuaire. Depuis son poste de vigie, celui d’administrateur du prestigieux Centre, qu’aurait pensé l’écrivain, poète et philosophe à la vue de ces hommes machines tout droit sortis de la métamorphose des corps comme mise à nu paroxystique de l’ontologie même? Et au fond, comment aurait-il commenté de sa plume inquiète et cinglante les vivats du peuple du Tour montant crescendo jusqu’à la profusion – trop de profusion?
D’abord, sans doute aurait-il observé les forces en présence et la topographie d’une étape si particulière sur la baie des Anges. Le contre-la-montre par équipes reste un art du vélo controversé. Discipline hautement esthétique régie par une mécanique de précision, ce type de chrono, par lequel on ne gagne jamais le Tour mais à cause duquel on peut le perdre, est avant tout affaire de spécialistes et de cohésion de groupe. Hier, pour une boucle de 25 kilomètres dans les rues de Nice, c’était un parcours plat comme une avancée de béton dans la mer, propice donc aux formules de puissance avérée. Deux règles de base. Primo: avoir bien répété ses gammes pour que chacun des neuf coureurs de l’équipe se positionne selon ses possibilités, ce qui signifie par exemple qu’un leader qui excelle dans ce rôle-titre pourra prendre plus de relais qu’un grimpeur à l’allure chétive ou un malade d’infortune. Secundo: rouler toujours à la même vitesse pour atteindre un sens de la cohésion et du tempo proche de la perfection commune, pour éviter, en somme, qu’un coureur ultra-puissant n’épuise par des relais trop prononcés un équipier moins «rouleur» que «suiveur» et menacé à tout instant de relégation, autrement dit d’être irrémédiablement largué par les siens, avec, sur la ligne d’arrivée, la sanction du temps perdu. Paul Valéry suggérerait: «Un homme compétent est un homme qui se trompe selon les règles.»
Ensuite, prendrait-il le temps d’analyser les performances. Qui commence par une demi-surprise. L’armada Sky n’impose pas encore sa toute-puissance sur l’édition 2013. Il y a encore quelques semaines, ce contre-la-montre avait été stabiloté par le patron David Brailsford, mais les circonstances, sur le Tour, provoquent parfois des contretemps fâcheux. Autour du grand favori Christopher Froome, l’équipe tout-terrain avait été ciselée avec l’apport de quelques rouleurs solides, parmi lesquels Edvald Boasson Hagen, Richie Porte, Kanstantsin Siutsou, Ian Stannard et, bien sûr, Geraint Thomas. Ce dernier, hier, a été dans l’incapacité d’assumer son rôle d’étage de fusée, ne prenant aucun relais. Pris dans la chute collective samedi dernier, il se traîne depuis avec une légère fracture au niveau de la hanche. «Je vais essayer de continuer coûte que coûte, même si ma maman n’aime pas ça, résume le Gallois. Le médecin m’a dit que la douleur n’empirerait pas, donc ça ira mieux dans quelques jours…» Résultat: la victoire d’étape programmée s’est envolée, au profit de la formation des antipodes possédant le bus le plus connu dans le monde, Orica-GreenEdge. À la faveur de cette surprise, l’Australien Simon Gerrans s’empare du maillot jaune. Hormis la perte de plus d’une minute de Pierre Rolland (Europcar), pas de gros écarts à signaler entre les favoris (Froome, Contador, etc.). Paul Valéry commenterait: «Quand nous parvenons au but, nous croyons que le chemin a été le bon.»
Enfin, viendrait l’heure de l’analyse. Elle serait flamboyante ou massive, selon l’humeur. Valéry pourrait enseigner par exemple: «La faiblesse de la force est de ne croire qu’à la force.» Ou alors, il introduirait du doute: «Le bonheur est la plus cruelle des armes aux mains du temps.» De la perplexité: «L’esprit condamne tout ce qu’il n’envie pas.» De la controverse: «Le talent d’un homme est ce qui nous manque pour mépriser ou détruire ce qu’il a fait.» À moins qu’il ne dise l’essentiel d’une formule définitive qu’on croirait inventée pour la Grande Boucle: «La mémoire est l’avenir du passé.» Il faut parfois prendre le temps et lever la tête.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 3 juillet 2013.]
Alors ça, je dois dire que cet exercice journalistique a quelque chose de fascinant. Bravo pour cette audace.
RépondreSupprimerRENE